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Gregory Crewdson, photographe de l’inquiétante étrangeté

Gregory Crewdson est un des chefs de file de la Staged Photography, il se distingue par l'inquiétante étrangeté de ses images

Gregory Crewdson, photographe de l’inquiétante étrangeté

Gregory Crewdson, le photographe de l’inquiétante étrangeté

Gregory Crewdson et la Staged Photography

Gregory Crewdson (né en 1962 à Brooklyn, vit et travaille à New York) est un photographe américain appartenant à la mouvance de la Staged Photography. Ce courant se caractérise par une photographie reposant exclusivement sur la mise en scène de moments photographiques. La filiation avec la mise en scène cinématographique est évidente et revendiquée, aussi bien par les moyens mis en œuvre, souvent très nombreux et couteux, éclairage artificiel, décors, accessoires et maquillages, emploi de grues, mise en scène de figurants et fréquemment d’acteurs professionnels, connus ou pas.

© Gregory Crewdson
© Gregory Crewdson

Si l’approche et les moyens techniques permettent effectivement de parler d’une école de la Staged Photography les approches sont très variées, parfois antinomiques.

Le chef de file incontestable de ce mouvement est Jeff Wall dont la démarche relève pour partie de l’art conceptuel. Il s’agit pour ce photographe de reconstruire, de toutes pièces, des scènes de la réalité en les mettant très fréquemment en parallèle avec l’histoire de l’art. Pour Jeff Wall l’enjeu est de souligner dans la plupart des cas ce que la modernité à de spécifique, en particulier la perte d’aura, le désenchantement, l’emprise générale de l’espace sémiotique propre à une culture des signes (de reconnaissance, de consommation, etc.) et des mass média, de la « virtualisation ».

Jeff a inspiré de nombreux photographes, chacun abordant, avec les mêmes procédés, des domaines différents mais toujours dans un esprit critique et en quelque sorte « structuraliste ». C’est ainsi que Philip-Lorca diCorcia emprunte une voie plus sociale et politique que Jeff Wall ; Alex Prager, influencée aussi bien par Jeff Wall que Cindy Sherman, détourne et met en abîme les codes des médias et du cinéma ; James Casebere reconstruit de toutes pièces des milieux urbains dénués de présence urbaine.

https://www.artefields.net/topic/staged-photography/

Gregory Crewdson se distingue de ses comparses et compatriotes de la Staged Photo-graphy par une conception de la photographie-de-la mise-en-scène bien plus subjective. Ce-pendant, à l’instar de Jeff Wall ou Philip DiCordia, Crewdson dans ses images se livre égale-ment à une mise en évidence des faillites du american way of life, tout particulièrement la vie dans les zones périurbaines que le miracle économique a oublié.

Très marqué par le travail de Cindy Sherman, si le récit est essentiel au matériau mis en œuvre par Gregory Crewdson, celui-ci ne néglige jamais d’introduire suffisamment d’ambiguïté dans la mise en image pour nous signifier que toute image relève d’un théâtre des apparences, des vraisemblances, des codes. Elle est un langage disposant d’une sémantique spécifique, que tout un chacun croit connaitre. Une « naïveté » que Cindy Sherman et finale-ment tout l’art moderne et post-moderne se sont employer à méticuleusement mettre à bas.

Gregory Crewdson, Blue Velvet et Raymond Carver

Si, donc, Gregory Crewdson, conformément à l’esprit général de la Staged Photography (héritière du Pop Art et de l’Art Conceptuel), se livre à une analyse critique et déconstructiviste de la mise en image, de la représentation du réel et de la représentation tout court, il confie néanmoins que son activité est principalement dictée par des obsessions personnelles issues de sa propre histoire.

Si comme Jeff Wall il y a une part documentaire (reconstitué) au sens où Crewdson reporte une certaine réalité sociale et économique, la part subjective, fantasmatique, narrative et cinématographique domine l’ensemble du corpus.

Il rappelle fréquemment que son père était psychanalyste, qu’enfant il écoutait à la dérobée les confidences des patients qui venaient consulter. Une première manière d’appréhender l’arrière-cour du jeu social.

Il confesse également son obsession pour les villes américaines à l’écart des grands centres de croissance urbaine. En Effet, dans sa jeunesse, Gregory Crewdson passait ses vacances dans certaines de ses villes où communauté plus ou moins pesante et isolement personnel semblent coexister, où tout le monde se côtoie sans jamais se connaître sinon à travers les convenances sociales de bon aloi.

Blue Velvet et le dérèglement du quotidien

Gregory Crewdson semble suivre deux axes qu’il évoque explicitement lors de divers entre-tiens. Il relate en particulier qu’il a été profondément marqué par le film de David Lynch, et en particulier le film Blue Velvet.

Dans ce long métrage, mais aussi dans la majorité de ses autres films, David Lynch se penche sur les anfractuosités par lesquelles le quotidien se fissure, se disloque. Les personnages sont alors conduits vers des pistes qui révèlent la fragilité des habitudes mentales, sociales et affectives qui cimentent superficiellement le quotidien. Non seulement la routine se dérègle mais l’affaissement des certitudes entrainent le sujet en situation d’intranquillité vers des pans ignorés et refoulés de sa personnalité. Il glisse ou devient catatoniques.

Or une des constantes des images de Gregory Crewdson est que les individus mis en scène sont comme figés, catatoniques. Ils sont en arrêt. A plusieurs ils s’ignorent.

Quant à l’environnement il fourmille de détails incongrus plus ou moins insignifiants, ou parfois totalement surréalistes ou grotesques.

Raymond Carver solitude et insignifiance du quotidien

“I've crossed some kind of invisible line. I feel as if I've come to a place I never thought I'd have to come to. And I don't know how I got here. It's a strange place. It's a place where a little harm-less dreaming and then some sleepy, early-morning talk has led me into considerations of death and annihilation.”

― Raymond Carver, Where I'm Calling From: New and Selected Stories

Gregory Crewdson répète à qui veut l’entendre que hormis David Lynch, Edward Hopper, l’écriture du récit, la narration jouent un rôle essentiel dans l’élaboration de ses images. Il y a pour chaque tableau photographique un script et un story board. Or, une de ses inspirations littéraires principale n’est autre que Raymond Carver.

Raymond Carver à travers ses nouvelles au style minimaliste a tracé le portrait de la faillite du rêve américain.

Chez le maître incontesté de la nouvelle américaine le récit égrène toujours l’enchaînement insignifiant des événements du quotidien pour mettre en évidence, de manière subtile, sans aucune démonstration, sans commentaire, l’indifférence, la solitude, la surdité aux autres comme à l’écoulement du temps, le flux des émotions.

Le solipsisme semble régner comme une immense chape de plomb. Pourtant Chez Carver, il y a fréquemment une chute inattendue où l’espoir et un peu de bonheur fugace surgissent à l’occasion d’un hasard, d’une retournement de situation qui délie, pour un temps, la grisaille de l’ordinaire.

Or Gregory Crewdson dit vouloir suggérer, qu’à travers l’accablement qui enserre ses photographies, il y a, dans un détail, dans une des images de la séquence des clichés — les séries du photographe américain sont toujours comme autant d’arrêts sur image d’une séquence qui serait hors champ, hors cadre, fantasmée — une rédemption possible, un exutoire positif.

Mise en scène photographique composite et le détail

Gregory Crewdson ne se contente pas de mettre en scène ses photographies, ses images fixes cinématographiques, il procède également à une post-production très avancée où des centaines de clichés sont mis en œuvre afin de parvenir à une seule image où sont assemblé une multitude d’éléments, de détails.

Le photographe américain cherche constamment à obtenir une image parfaitement nette. Il n’y a pas de flou de profondeur de champ chez Crewdson, le moindre détail est lisible du premier plan au détail le plus apparemment insignifiant de l’arrière-plan, du décor, d’un accessoire.

Obtenir un tel niveau de netteté ne peut s’obtenir qu’en assemblant plusieurs plans photographiques.

L’idée reste la même, le banal regorge de bizarreries, de perspectives où l’angoisse, la peur, toutes formes de fantasmes ou pulsions peuvent s’engouffrer. C’est dans les moments de suspens, d’ennui, d’arrêt que subitement se font jour les anomalies du quotidien, la fragilité de cette construction artificielle engendrée par l’habitude qu’est le familier, l’ordinaire, la vie de tous les jours.

Un arrêt dans la répétition et des abîmes de perplexité peuvent s’ouvrir devant le sujet ex-trait de sa réalité, plongé subitement dans l’insignifiance ou au contraire l’excès perceptif, émotionnel, pulsionnel. Le décor se délite, le mouvement se fige. C’est là que Gregory Crewdson situe sa prise de vue, à force d’artifices il souhaite montrer l’envers du décor.