Le pictorialisme et Sally Mann, secrets de fabrication

Chez Sally Mann, les techniques pictorialistes du XIXe siècle ne sont pas une nostalgie, mais un langage. À travers la maîtrise du collodion humide et de procédés anciens, elle façonne une œuvre contemporaine où les accidents et la lenteur du processus deviennent de puissants vecteurs d'émotion.

Sally Mann. Auto-portrait.

Synthèse de l'article :

  • Sujet principal : Sally Mann et son rapport au pictorialisme
  • Démarche artistique : L'article analyse comment la photographe Sally Mann s'inspire du mouvement pictorialiste du XIXe siècle pour créer une œuvre contemporaine. Son approche s'oppose à l'esthétique numérique dominante en privilégiant des procédés anciens qui valorisent la matérialité de l'image.
  • Technique principale : Sally Mann utilise principalement le procédé au collodion humide sur plaques de verre, une technique inventée en 1851. Ce processus lent et exigeant produit des accidents (taches, coulures, rayures) que l'artiste intègre pleinement à ses œuvres.
  • Thèmes explorés : Son travail aborde les thèmes du temps, de la mémoire, de la mort, de la transformation et de la fragilité de l'existence. Ses sujets incluent sa famille, les paysages du Sud américain marqués par l'histoire, et la décomposition des corps (séries "What Remains", "Proud Flesh").
  • Relation au pictorialisme : Sally Mann retient du pictorialisme le goût pour les techniques anciennes et le lyrisme, mais s'en distingue par la crudité de ses sujets, là où les pictorialistes (Alfred Stieglitz, Robert Demachy) recherchaient l'harmonie.
  • Philosophie : L'utilisation de techniques anciennes n'est pas un artifice stylistique mais un choix philosophique. L'imperfection et la physicalité de l'image deviennent une métaphore du vivant, du vieillissement et du caractère éphémère de l'existence.
  • Influences : L'article mentionne l'amitié et l'influence du peintre et photographe Cy Twombly sur le travail de Sally Mann, notamment dans l'intérêt commun pour la mémoire, les traces du passé et le geste créatif.

Sally Mann photographie le Sud américain, sa terre natale. Elle y capture les paysages, sa famille, la décomposition des corps dans une ferme légale spécialisée. Son œuvre explore le temps, la mémoire, la mort. Elle utilise des techniques photographiques anciennes, notamment le procédé au collodion humide sur plaques de verre. Ce choix n'est pas anodin. Il ancre sa pratique dans une histoire de la photographie et confère à ses images une matérialité singulière. L'accident, l'imprécision du procédé deviennent des éléments constitutifs de l'image. Ils disent la fragilité de l'existence, l'empreinte du temps sur les êtres et les choses.

Qu’est-ce que le pictorialisme ?

Le pictorialisme est un mouvement photographique qui émerge à la fin du XIXe siècle. Son ambition est de faire reconnaître la photographie comme un art à part entière, au même titre que la peinture ou la sculpture. Pour y parvenir, les photographes pictorialistes cherchent à s'éloigner de la simple reproduction du réel. Ils interviennent sur l'image pour lui donner une dimension poétique et subjective. Leurs photographies se caractérisent par des contours flous, des contrastes atténués, des sujets souvent allégoriques ou intemporels. Ils utilisent des techniques de tirage complexes qui leur permettent de travailler la matière de l'image, d'y laisser une trace manuelle. Le tirage au charbon, à la gomme bichromatée ou à l'huile sont des procédés privilégiés. Ils donnent aux épreuves une texture, un grain, qui les rapprochent de l'estampe ou du dessin.

Alfred Stieglitz. Georgia O'Keeffe with african statuary.1919.
Alfred Stieglitz. Georgia O'Keeffe with african statuary.1919.

Les grands noms de ce mouvement sont Alfred Stieglitz, Edward Steichen, Robert Demachy ou encore Constant Puyo. Ils ne forment pas une école homogène mais partagent une même volonté d'expression personnelle. Ils défendent l'idée que la photographie n'est pas seulement un enregistrement mécanique du visible, mais une interprétation. Le photographe, par ses choix de cadrage, de lumière, et surtout par son travail en chambre noire, devient un auteur. Il ne s'agit plus de montrer le monde tel qu'il est, mais tel qu'il est ressenti. Le pictorialisme privilégie l'atmosphère, la suggestion, l'émotion. Les sujets sont souvent des paysages brumeux, des portraits intimistes, des scènes de genre qui évoquent la peinture symboliste ou impressionniste.

Robert Demachy. Dans les coulisses.
Robert Demachy. Dans les coulisses. 1904.
Robert Demachy. Study. 1906. Epreuve photomécanique (similigravure) à partir d'une épreuve à la gomme bichromatée.
Robert Demachy. Study. 1906. Epreuve photomécanique (similigravure) à partir d'une épreuve à la gomme bichromatée.

Sally Mann s'inspire du pictorialisme dans sa recherche d'une photographie qui dépasse le document. Elle en retient le goût pour les techniques anciennes, le travail sur la matière de l'image, et une certaine forme de lyrisme. Mais elle s'en éloigne par la crudité de certains de ses sujets. Là où les pictorialistes cherchaient le beau et l'harmonie, Sally Mann n'hésite pas à montrer la décomposition, la maladie, la mort. Son pictorialisme est plus sombre, plus ancré dans le réel. Il ne cherche pas à embellir, mais à sonder la complexité de l'existence.

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Pictorialisme et la photographie contemporaine dominante

La démarche de Sally Mann se situe à contre-courant de la photographie contemporaine dominante. L'ère numérique a engendré une esthétique de la perfection, de la haute définition. Les images sont de plus en plus lisses, nettes, sans défauts apparents. Les logiciels de retouche permettent d'effacer les imperfections, de contrôler chaque paramètre de l'image. La photographie devient un processus de plus en plus dématérialisé, où l'image finale est souvent le fruit d'une construction logicielle.

Sally Man. Johnny Reb. 2004.
Sally Man. Johnny Reb. 2004.

Sally Mann prend le chemin inverse. Elle choisit des procédés anciens, difficiles à maîtriser, où l'aléa joue un rôle essentiel. Le collodion humide est une technique exigeante. Elle demande une préparation de la plaque juste avant la prise de vue et un développement immédiat. Le processus est lent, presque rituel. Il laisse place à l'imprévu. Des taches, des coulures, des décollements de l'émulsion peuvent apparaître. Ces "défauts" ne sont pas considérés par Sally Mann comme des erreurs à corriger, mais comme des manifestations de la matière, des traces du temps qui passe. Ils sont partie intégrante de l'œuvre.

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Cette approche contraste avec la rapidité, l'immédiateté de la photographie numérique. Chez Sally Mann, la photographie est une expérience physique, un corps à corps avec la matière. L'image n'est pas seulement une représentation, elle est un objet unique, avec son grain, sa texture, ses accidents. C'est une photographie de l'incarnation, qui s'oppose à la virtualité des images qui saturent notre quotidien.

Techniques photographiques et matérialité de l’image

Sally Mann par Annie Leibovitz
Sally Mann par Annie Leibovitz

Le collodion humide : une technique ancienne remise au goût du jour

Le procédé au collodion humide a été inventé en 1851 par Frederick Scott Archer. Il a été l'une des techniques photographiques les plus populaires de la seconde moitié du XIXe siècle, avant d'être supplanté par le gélatino-bromure d'argent, plus simple d'utilisation. Le procédé consiste à enduire une plaque de verre d'une solution de collodion, un produit à base de nitrate de cellulose. La plaque est ensuite sensibilisée dans un bain de nitrate d'argent, puis exposée dans la chambre photographique encore humide, d'où son nom. Le développement doit se faire immédiatement après la prise de vue, avant que le collodion ne sèche.

Sally Mann. Triptych. 2004.
Sally Mann. Triptych. 2004.

Sally Mann a redécouvert cette technique et l'a adaptée à sa pratique. Elle utilise des chambres photographiques de grand format, qui produisent des négatifs sur verre de grande taille. Ce choix technique a des conséquences esthétiques importantes. Le collodion offre une grande finesse de détails et une gamme de gris très étendue. Mais il est aussi sujet à de nombreux aléas. La moindre poussière, la moindre variation de température ou d'humidité peut laisser une marque sur la plaque.

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L’importance de l’accident et de l’imperfection

Pour Sally Mann, ces accidents ne sont pas des défauts. Ils sont la signature du réel, la preuve que l'image est le fruit d'un processus physique, chimique, soumis aux lois du hasard. Les taches, les rayures, les voiles qui apparaissent sur ses photographies sont comme des cicatrices. Elles témoignent de la fragilité de l'image, et par métaphore, de la fragilité de la vie elle-même. Elles introduisent une dimension temporelle dans la photographie. L'image n'est pas une capture instantanée et parfaite d'un moment, mais le résultat d'un processus qui a une durée, une histoire.

Sally Mann
Sally Mann

L'imperfection devient un principe esthétique. Elle s'oppose à l'idée d'une maîtrise totale de l'artiste sur son œuvre. Sally Mann accepte de perdre une part de contrôle, de laisser la matière parler. Ses images sont le fruit d'une collaboration entre son intention et les caprices de la chimie. C'est dans cet entre-deux que naît la force de ses photographies. Elles sont à la fois précises dans leur sujet et flottantes dans leur forme. Elles semblent émerger d'un passé lointain, porter en elles les traces de leur propre fabrication.

La matérialité comme métaphore du vivant

Le choix du collodion humide n'est pas seulement un choix esthétique, il est aussi philosophique. La matérialité de l'image, sa physicalité, fait écho aux thèmes de prédilection de Sally Mann : le corps, la famille, la terre, la mort. Le collodion est une matière organique, sensible, qui réagit à son environnement. Les images qu'il produit sont elles-mêmes des objets uniques, tangibles. Elles ont un poids, une épaisseur, une fragilité.

Sally Mann. Deep South. 1998.
Sally Mann. Deep South. 1998.

Cette matérialité est une métaphore du vivant. Le corps humain est lui aussi une matière fragile, soumise au temps, à la maladie, à la décomposition. Les photographies de Sally Mann en portent la trace. Les accidents du collodion, les imperfections de l'image, sont comme les marques du vieillissement sur un visage. Ils disent la même chose : le caractère éphémère de toute existence. En rendant visible le processus de fabrication de l'image, Sally Mann nous rappelle que nous sommes nous-mêmes des êtres en devenir, en transformation constante. La photographie n'est pas seulement une image du monde, elle est un fragment du monde.

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Aparté sur Cy Twombly

Influence et relation personnelle

Sally Mann a entretenu une relation d'amitié et de travail avec le peintre Cy Twombly. Ils étaient voisins et amis en Virginie. Cette proximité a eu une influence certaine sur son travail. Twombly était un artiste qui explorait les limites de la peinture, entre l'écriture, le signe, le gribouillage. Son œuvre est une méditation sur le temps, l'histoire, la mythologie. On retrouve chez Sally Mann un intérêt similaire pour la mémoire, les traces du passé, la façon dont l'histoire s'inscrit dans les paysages et les corps.

Les Polaroïds de Cy Twombly

Cy Twombly était aussi un photographe. Il a réalisé de nombreuses photographies tout au long de sa vie, principalement des Polaroïds. Ces images, souvent méconnues du grand public, sont en résonance avec sa peinture. Elles montrent des détails de son atelier, des fleurs, des paysages. Elles sont caractérisées par une lumière douce, des couleurs subtiles, un sentiment d'intimité. Comme dans ses peintures, Twombly y explore la poésie du quotidien, la beauté fragile des choses simples. L'usage du Polaroïd, avec son rendu particulier, ses couleurs un peu passées, contribue à créer une atmosphère de nostalgie, de temps suspendu.

Cy Twombly. Brushes (Lexington). 2005.
Cy Twombly. Brushes (Lexington). 2005.

Le geste et l'œuvre de Twombly

L'œuvre de Cy Twombly est difficile à classer. Elle se situe à la frontière entre la peinture et le dessin, l'écriture et le geste. Ses grandes toiles sont souvent couvertes de signes qui ressemblent à une écriture illisible, de gribouillages, de taches de couleur. Des mots, des fragments de poèmes, des noms de personnages mythologiques y sont parfois inscrits. La peinture de Twombly est une peinture de l'énergie, du mouvement. La ligne y est plus importante que la forme. Elle semble danser sur la surface de la toile. Les coulures de peinture, laissées visibles, témoignent du processus de création. Elles sont comme les accidents du collodion chez Sally Mann, des traces du temps, de la fluidité de la matière. L'œuvre de Twombly est une réflexion sur la culture, l'histoire, la mémoire. Elle est imprégnée de littérature et de mythologie classique. Elle montre comment le passé continue de vivre dans le présent, sous forme de fragments, de citations, de signes à déchiffrer.

Cy Twombly
Cy Twombly

Sally Mann, entre chimie et émotion

L'image altérée

Chez Sally Mann, la technique photographique n'est jamais séparée du sujet. Le choix du collodion humide, avec ses aléas, sert à explorer ses thèmes de prédilection : la mémoire, la mort et la transformation. L'image altérée, imparfaite, devient le support idéal pour dire la fugacité de l'existence, l'empreinte du temps sur les êtres et les lieux.

Photographier et disparition

Dans la série "What Remains", Sally Mann photographie des corps en décomposition dans un centre de recherche anthropologique. Le sujet est difficile, mais le traitement photographique l'éloigne de toute dimension macabre. Les images sont d'une grande beauté formelle. Les défauts du collodion, les taches, les voiles, se mêlent à la matière en décomposition. La photographie elle-même semble se déliter, comme les corps qu'elle représente. Elle devient une métaphore de la transformation de la matière, du cycle de la vie et de la mort.

Sally Mann. Untitled. 2000.
Sally Mann. Untitled. 2000.

La déliquescence

"Proud Flesh" est une série de portraits de son mari, atteint d'une maladie dégénérative. Sally Mann photographie son corps avec une grande tendresse, sans dissimuler les signes de la maladie. La technique du collodion, avec sa douceur et ses imperfections, permet de traduire la fragilité du corps, mais aussi la force de l'amour qui unit le couple. Les images ne sont pas des constats cliniques, mais des déclarations d'amour. Elles montrent comment la beauté peut surgir de l'imperfection, comment la vie persiste malgré la maladie.

Mémoire collective et histoire enfouie

Dans ses paysages du Sud des États-Unis, Sally Mann photographie des lieux chargés d'histoire, souvent marqués par la guerre de Sécession et l'esclavage. Les images sont sombres, presque fantomatiques. Les longs temps de pose et les aléas du collodion créent une atmosphère de mystère, de temps suspendu. Les paysages semblent habités par les fantômes du passé. La terre elle-même devient un corps, portant les cicatrices de l'histoire. La photographie devient un moyen de sonder la mémoire collective, de révéler ce qui est enfoui sous la surface des choses.

Sally Mann. Battlefield.
Sally Mann

Le procédé technique n'est pas un artifice

L'usage de techniques anciennes chez Sally Mann n'est pas un artifice, une simple coquetterie stylistique. Il est au cœur de sa démarche artistique. Il correspond à une volonté de créer des images qui ne soient pas seulement des représentations, mais des objets porteurs de sens et d'émotion. Le procédé au collodion humide, par sa lenteur, sa matérialité, ses imperfections, est le médium idéal pour explorer les thèmes de la mémoire, du temps, de la fragilité de l'existence.

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La matière photographique, avec ses accidents, ses textures, devient une métaphore du monde. Elle se révèle dans la capture de ce qui est fugitif, précaire. L'image n'est pas une fenêtre transparente sur le réel, mais une surface sensible où le réel vient s'inscrire, avec toute son épaisseur, sa complexité. Il y a dans la démarche de Sally Mann une forme de transcendantalisme, cette idée chère aux penseurs américains du XIXe siècle que la nature est le miroir de l'âme, que le particulier est le reflet de l'universel. La chimie du collodion, l'histoire d'un paysage, la décomposition d'un corps, tout parle du même cycle de la vie, de la mort et de la transformation.

Sally Mann. Tintype. Still Life #31. 2020.
Sally Mann. Tintype. Still Life #31. 2020.

Le travail de Sally Mann montre que la photographie peut être autre chose qu'une simple production d'images. En renouant avec des techniques anciennes, en acceptant l'accident et l'imperfection, elle redonne à la photographie une dimension physique, matérielle. Ses images ne sont pas seulement à voir, elles sont à ressentir. Elles nous parlent de notre propre finitude, de notre lien à la terre, à l'histoire. Elles nous rappellent que la beauté est souvent là où on ne l'attend pas, dans la fragilité des êtres et la patine du temps.


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