Yoko Ono est bien plus qu'une figure associée à la culture pop des années 60 et à sa célèbre relation avec John Lennon. Elle est avant tout une artiste avant-gardiste qui a marqué l'histoire de l'art contemporain, notamment par son rôle central dans le mouvement Fluxus.
En tant que pionnière de l'art conceptuel, son influence s'étend bien au-delà des frontières de l'art visuel, touchant la performance, la musique expérimentale, l'activisme politique, et bien plus encore.
Pour comprendre l'importance de Yoko Ono dans l'art contemporain, il est essentiel de revenir aux racines de son engagement artistique.
Dans les années 1960, elle s'intègre au mouvement Fluxus (voir notre article consacré au mouvement Fluxus), un collectif d'artistes internationaux qui rejette les conventions traditionnelles de l'art. Sous l'impulsion de figures comme George Maciunas, Fluxus promeut l'idée que l'art ne doit pas être limité à des formes esthétiques rigides, mais qu'il doit plutôt être un moyen d'explorer la vie quotidienne, les idées, et les interactions humaines.
Yoko Ono adopte rapidement cette approche et contribue à la développer avec des œuvres qui défient les conventions artistiques. Ses Instruction Pieces, une série d'œuvres conceptuelles où elle invite le public à participer activement à la création de l'œuvre, incarnent parfaitement l'esprit de Fluxus.
Yoko Ono, Cut Piece, 1964
Dans "Painting to Be Stepped On" (1960), elle demande aux spectateurs de marcher sur une toile blanche posée au sol, brisant ainsi le sacro-saint respect de l'objet d'art. Cette interaction directe avec le public devient une marque de fabrique de son travail, brouillant les frontières entre l'artiste, l'œuvre, et le spectateur.
Yoko Ono, Painting to Be Stepped On
Le travail de Yoko Ono s'inscrit également dans la lignée du minimalisme et de l'**art conceptuel**, des courants qui privilégient l'idée ou le concept sur l'objet fini. Son livre "Grapefruit" (1964) en est un exemple emblématique. Ce recueil d'instructions et de poèmes conceptuels invite les lecteurs à imaginer ou à réaliser les œuvres par eux-mêmes, transformant l'expérience artistique en un acte de réflexion personnelle. Par cet ouvrage, Ono démontre que l'art peut être immatériel et que l'idée elle-même peut suffire à créer une œuvre significative.
Yoko Ono, Grapefruit, 1962
Cet engagement pour l'art conceptuel est également visible dans ses performances. La plus célèbre d'entre elles, "Cut Piece" (1964), met en scène l'artiste assise sur scène, invitant le public à venir couper ses vêtements avec des ciseaux. Cette œuvre, à la fois simple et puissante, explore des thèmes tels que la vulnérabilité, le consentement, et la violence implicite dans les relations sociales. "Cut Piece" est devenu un moment clé dans l'histoire de la performance, et il est souvent cité comme un précurseur de l'art féministe.
Le travail de Yoko Ono a une dimension profondément féministe. À une époque où les femmes artistes étaient souvent marginalisées, Ono a utilisé son art pour interroger et dénoncer les structures de pouvoir patriarcales. Ses performances comme "Cut Piece" ou des œuvres comme "Film No. 4" (également connu sous le nom de "Bottoms"), où elle filme une série de personnes de dos, capturant uniquement leurs fesses, posent des questions sur l’objectivation du corps féminin et la manière dont les normes sociales régissent la représentation du genre.
Yoko Ono, Bottoms, 1966
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Yoko Ono, Bottoms, 1966. Behind the scene !
Par ailleurs, son engagement pour les droits civiques et la paix mondiale est inséparable de son œuvre artistique. Avec John Lennon, elle a orchestré des actions artistiques qui mêlaient art et activisme, comme le célèbre "Bed-In for Peace" en 1969. Ces événements ont contribué à la montée de l'art comme outil d'activisme politique, influençant des générations d'artistes qui voient désormais la création artistique comme un moyen de faire entendre leur voix sur des questions sociales et politiques.
Yoko Ono est également une pionnière dans le domaine de la musique expérimentale et de l'art sonore. Bien que souvent éclipsée par la popularité de John Lennon, sa contribution à la musique avant-gardiste est significative. À travers des albums comme "Yoko Ono/Plastic Ono Band" (1970) ou "Fly" (1971), elle explore des formes de musique qui défient les conventions. Ses vocalises non conventionnelles, souvent basées sur des cris et des chuchotements, ont défié les attentes du public et des critiques, mais ont aussi ouvert la voie à une nouvelle forme d'expression musicale.
Yoko Ono, Fly, 1970
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John Lennon & Yoko Ono. Couverture de l'album: Unfinished Music №1 : Two Virgins
Son approche radicale de la musique, combinée à son intérêt pour le minimalisme, a influencé des générations d'artistes dans le domaine de la musique électronique, de la musique noise, et de la performance sonore. Yoko Ono a ainsi contribué à l'émergence d'une scène musicale où l'expérimentation et l'innovation sont primordiales.
John Lennon, Yoko Ono, Bed-In For Peace, Montreal, Canada 1969
Bien que son travail ait souvent été critiqué, voire moqué, notamment en raison de son association avec Lennon, Yoko Ono a finalement reçu la reconnaissance qu'elle mérite en tant qu'artiste de premier plan. Ses rétrospectives dans des institutions prestigieuses comme le Museum of Modern Art (MoMA) à New York ou le Centre Pompidou à Paris témoignent de l'importance de son œuvre dans l'histoire de l'art contemporain.
Aujourd'hui, Ono est célébrée non seulement pour ses contributions au mouvement Fluxus et à l'art conceptuel, mais aussi pour son rôle de pionnière dans l'intégration de l'art et de l'activisme. Sa capacité à aborder des sujets complexes tels que la guerre, la paix, le féminisme, et les droits civiques à travers son art continue d'inspirer des artistes contemporains.
Yoko Ono, Sky, 1966
Yoko Ono est sans doute l'une des figures les plus polarisantes et énigmatiques de l'art contemporain. Si sa notoriété est souvent liée à sa relation avec John Lennon, il est important de reconnaître que son œuvre artistique, qui s'étend sur plusieurs décennies, a progressivement gagné en reconnaissance internationale grâce à des expositions marquantes. Ces expositions ont joué un rôle crucial dans la validation de son travail artistique, indépendamment de son statut d'icône pop.
Exposition solo au Tsubaki Kindai Gallery, Tokyo, 1962
L'une des premières expositions significatives de Yoko Ono a eu lieu en 1962 à la Tsubaki Kindai Gallery de Tokyo. Cette exposition a présenté plusieurs de ses premières œuvres conceptuelles, dont ses célèbres "Instruction Pieces". Bien que relativement modeste par rapport à ses expositions ultérieures, cet événement a marqué un tournant en introduisant Ono au public japonais et en établissant ses premières connexions avec le monde de l'art contemporain au Japon.
"Unfinished Paintings and Objects", Indica Gallery, Londres, 1966
Cette exposition est particulièrement notable non seulement parce qu'elle a été l'une des premières grandes expositions de Yoko Ono à Londres, mais aussi parce qu'elle a conduit à sa rencontre avec John Lennon. À l'Indica Gallery, Ono a exposé une série d'œuvres interactives, dont la célèbre "Ceiling Painting (Yes Painting)", où les visiteurs devaient grimper une échelle pour lire le mot "YES" écrit au plafond. Cette exposition a introduit Ono à la scène artistique londonienne et a renforcé son profil en tant qu'artiste avant-gardiste.
"Half-A-Wind Show", Lisson Gallery, Londres, 1967
En 1967, Ono a présenté une exposition solo intitulée "Half-A-Wind Show" à la Lisson Gallery à Londres. Cette exposition a été l'une des premières à montrer son travail d'une manière plus large et cohérente, incluant des installations, des sculptures, et des performances. "Half-A-Wind Show" est souvent considérée comme une exposition clé qui a aidé à consolider sa réputation en tant qu'artiste conceptuelle. Cette exposition a été particulièrement bien accueillie par les critiques, malgré la résistance initiale que beaucoup avaient à prendre son travail au sérieux en raison de sa relation avec Lennon.
Exposition au Museum of Modern Art (MoMA), New York, 1971 (et 2015)
Le MoMA a joué un rôle important dans la reconnaissance institutionnelle de Yoko Ono. En 1971, Ono a organisé une exposition ironique intitulée "Museum of Modern [F]art", un projet conceptuel où elle a affirmé que ses œuvres étaient exposées de manière invisible dans le MoMA, critiquant ainsi les institutions artistiques. Bien qu'il s'agisse d'une œuvre satirique, cette exposition a contribué à sa réputation en tant qu'artiste critique des structures de pouvoir dans le monde de l'art.
Plus de quatre décennies plus tard, en 2015, le MoMA a rendu hommage à son travail avec une rétrospective intitulée "Yoko Ono: One Woman Show, 1960-1971". Cette rétrospective a été une reconnaissance majeure de son influence dans l'art contemporain, retraçant les premières années de sa carrière et soulignant son rôle dans le développement de l'art conceptuel et de la performance.
"Yes Yoko Ono", Japan Society, New York, 2000
L'exposition "Yes Yoko Ono", organisée par la Japan Society à New York en 2000, est souvent considérée comme un tournant dans la reconnaissance internationale de son travail. Cette rétrospective a ensuite voyagé dans plusieurs villes à travers le monde, y compris Tokyo, Vancouver, et Helsinki. "Yes Yoko Ono" a été saluée pour sa présentation exhaustive de l'œuvre de Ono, couvrant plus de 40 ans de création artistique. L'exposition a permis de repositionner Ono non seulement comme une figure historique, mais aussi comme une influence majeure sur l'art contemporain.
"Yoko Ono: Between the Sky and My Head", Kunsthalle Bielefeld, Allemagne, 2008
En 2008, Yoko Ono a eu une importante rétrospective intitulée "Between the Sky and My Head" à la Kunsthalle Bielefeld en Allemagne. Cette exposition a été l'une des plus complètes sur son travail en Europe, présentant des installations majeures, des performances, des films, et des œuvres conceptuelles. "Between the Sky and My Head" a été acclamée pour sa capacité à capturer l'essence poétique et engagée du travail de Ono, consolidant ainsi sa réputation sur la scène artistique européenne.
"War Is Over! (If You Want It): Yoko Ono", Museum of Contemporary Art (MOCA), Los Angeles, 2011
Cette exposition au MOCA de Los Angeles en 2011 a mis en lumière l'aspect politique et engagé du travail de Yoko Ono, en particulier son activisme pour la paix. "War Is Over! (If You Want It)" a exploré les liens entre l'art et l'activisme à travers l'œuvre de Ono, incluant des œuvres emblématiques comme "Imagine Peace Tower" et des performances interactives. Cette exposition a renforcé la perception de Ono non seulement comme une artiste conceptuelle, mais aussi comme une militante influente.
"Yoko Ono: Lumière de l'Aube", MAC Lyon, France, 2016
En 2016, le Musée d'Art Contemporain de Lyon a présenté l'exposition "Yoko Ono: Lumière de l'Aube", une rétrospective majeure qui a exploré l'ensemble de sa carrière artistique. Cette exposition a inclus des œuvres clés de sa carrière, ainsi que des pièces interactives qui encourageaient le public à participer activement. "Lumière de l'Aube" a été une reconnaissance importante de son impact en France, attirant l'attention sur son travail dans un contexte européen.
La reconnaissance internationale de Yoko Ono a progressé lentement mais sûrement au fil des décennies. Dans les premières années de sa carrière, son travail a souvent été négligé ou mal compris, en partie à cause de sa notoriété liée à John Lennon. Toutefois, à mesure que les critiques et les institutions ont commencé à réévaluer son œuvre, Ono a gagné une reconnaissance significative pour son rôle dans le développement de l'art conceptuel et de la performance.
Les rétrospectives organisées dans des musées prestigieux tels que le MoMA, le Centre Pompidou, et la Tate Modern ont joué un rôle crucial dans cette revalorisation. Elles ont permis au public et aux critiques de recontextualiser son travail et de l'apprécier pour sa valeur artistique intrinsèque, indépendamment de son association avec la culture pop.
Yoko Ono, Half a Wind Show, 1967
L'exposition "Yoko Ono: Music of the Mind" à la Tate Modern a été conçue pour explorer une dimension spécifique et souvent moins étudiée de l'œuvre de Yoko Ono : l'intersection de l'art sonore et conceptuel. Depuis plusieurs années, l'idée d'une exposition centrée sur cet aspect de son travail avait germé dans l'esprit des commissaires d'exposition et des conservateurs de la Tate Modern, qui cherchaient à offrir une nouvelle perspective sur l'héritage artistique de Ono.
L'idée a pris forme à partir de conversations entre Yoko Ono et Frances Morris, directrice de la Tate Modern, ainsi que les commissaires principaux de l'exposition, Achim Borchardt-Hume, conservateur en chef de la Tate Modern, et Michael Nyman, compositeur et musicien renommé, connu pour son travail sur l'art sonore et la musique minimaliste. Les discussions ont abouti à la décision de créer une exposition qui mettrait l'accent sur le travail sonore de Yoko Ono, tout en réinterprétant certaines de ses œuvres conceptuelles emblématiques à travers le prisme du son et de la performance interactive.
Le développement de "Music of the Mind" a nécessité plusieurs années de recherche et de collaboration étroite avec Yoko Ono elle-même. Les commissaires ont travaillé en étroite concertation avec l'artiste pour sélectionner les œuvres les plus représentatives de cette approche, en incluant des pièces historiques ainsi que des œuvres plus récentes, peu exposées jusqu'alors.
Yoko Ono, Half a Room, 1967
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Yoko Ono, Add Colour (Refugee Boat), conçu en 1960, réalisé en 2016
Frances Morris, dont l’expertise dans l’art moderne et contemporain est bien établie, a dirigé l’initiative avec une vision claire de repositionner Yoko Ono dans le contexte des arts sonores.
Achim Borchardt-Hume a apporté son expérience en tant que commissaire d’expositions d’envergure internationale pour s'assurer que l'exposition reflète non seulement l'importance historique de Ono, mais aussi sa pertinence continue dans l'art contemporain.
Michael Nyman, en tant qu'expert en musique et art sonore, a été crucial pour développer les aspects sonores de l'exposition, apportant une perspective unique qui fusionne musique, art et technologie.
L'équipe de commissaires a également collaboré avec des conservateurs d'autres institutions internationales, ainsi qu'avec des archives privées, pour réunir des œuvres dispersées à travers le monde, assurant une représentation exhaustive de l'œuvre de Ono dans le cadre de cette rétrospective.
L'exposition a été inaugurée en mars 2024 à la Tate Modern, à Londres. Cette première présentation a été marquée par une série d'événements d'ouverture, y compris des performances en direct, des discussions avec Yoko Ono, et des conférences sur l'importance de son travail dans le cadre de l'art conceptuel et sonore. L'exposition a attiré l'attention des critiques d'art et du public international dès son ouverture, grâce à sa présentation novatrice et immersive.
"Music of the Mind" a été conçue non seulement comme une rétrospective, mais aussi comme une expérience interactive, où le public est invité à participer activement à certaines œuvres, reflétant ainsi l'approche de Ono qui intègre le spectateur dans le processus de création artistique.
L'exposition "Music of the Mind" est désormais considérée comme un jalon dans l'histoire des rétrospectives consacrées à Yoko Ono. Elle se distingue par son intérêt porté sur l'art sonore, un domaine qui, bien que présent dans son œuvre depuis le début de sa carrière, n'avait pas encore été exploré de manière aussi approfondie dans une exposition majeure.
En resituant Yoko Ono non seulement comme une pionnière de l'art conceptuel, mais aussi comme une figure clé de l'art sonore, Music of the Mind a offert une nouvelle compréhension de son travail et a renforcé sa position dans l'histoire de l'art contemporain. Cette exposition a non seulement mis en lumière des œuvres historiques, mais a aussi permis une réévaluation critique de la manière dont Yoko Ono a influencé et continue d'influencer les pratiques artistiques contemporaines.
Yoko Ono, Cut Piece