Le cercle de Mougins : quand les surréalistes jouaient à la révolution sous le soleil de 1937

Une parenthèse enchantée et libertaire dans un monde qui s'apprête à basculer. L'été 1937 où Picasso, Lee Miller, Man Ray, Éluard et quelques autres réinventent l'art de vivre, entre créations authentiques et ambitions personnelles.

Le cercle de Mougins : quand les surréalistes jouaient à la révolution sous le soleil de 1937

Quand l'Europe vacille, les artistes s'amusent

L'été 1937. L'Europe tangue dangereusement. Hitler organise ses expositions jumelles à Munich : Art allemand d'un côté, Art dégénéré de l'autre. Franco écrase la République espagnole. En juin, Picasso vient d'achever Guernica, ce cri de rage exposé au Pavillon espagnol de l'Exposition universelle de Paris. Le Front populaire français chancelle déjà.

Et pourtant, ou peut-être justement à cause de cela, une joyeuse bande d'artistes s'apprête à vivre l'un des étés les plus insouciants et créatifs du siècle. Destination : Mougins, petit village perché sur les hauteurs de Cannes, où l'on circule encore à dos d'âne dans les odeurs de pin et d'olivier.

Lee Miller. Mougins.
Lee Miller. Mougins.

Le préambule cornouaillais

Tout commence quelques semaines plus tôt, en juillet 1937, dans la propriété de Roland Penrose à Lambe Creek, en Cornouailles. Le collectionneur et critique d'art britannique reçoit déjà cette élite surréaliste : Man Ray et sa nouvelle compagne Ady Fidelin, Paul et Nusch Éluard. Surtout, il vient de faire la conquête de Lee Miller, cette ancienne muse de Man Ray qui l'a quitté cinq ans plus tôt dans une rupture violente.

L'atmosphère est, selon les témoignages, "joyeusement érotique". Les corps se dénudent pour les baignades dans les eaux fraîches de la Manche, les appareils photo cliquettent, et déjà s'esquissent ces échanges de partenaires qui feront la réputation sulfureuse de l'été suivant. Car comme le notera plus tard une historienne : "that summer in Mougins everyone slept with everyone".

Le groupe est si satisfait de cette expérience libertaire qu'il décide de la prolonger en Méditerranée, où la température de l'eau favorisera davantage "nudité et baignades".

Ady Fidelin, Lee Miller et Nusch Eluard à la Farleys Hous, 1937
Ady Fidelin, Lee Miller et Nusch Eluard à la Farleys House, 1937.

L'hôtel Vaste Horizon : une pension pas si simple

Direction donc Mougins, où Pablo Picasso et Dora Maar ont leurs habitudes depuis 1936. L'hôtel Vaste Horizon n'a rien du palace de la Riviera : c'est une pension toute simple, mais qui devient le théâtre d'une expérimentation artistique et humaine unique.

Le casting de cet été 1937 mérite un Balzac : Pablo Picasso, 55 ans, au sommet de sa gloire mais rongé par l'angoisse de la guerre civile espagnole. Dora Maar, 29 ans, photographe surréaliste brillante mais déjà possessive, qui voit d'un œil noir l'arrivée de cette beauté américaine. Lee Miller, 30 ans, ancienne top model devenue photographe d'avant-garde, femme libre et moderne qui fascine tous les hommes qu'elle croise. Roland Penrose, 37 ans, son nouveau compagnon, peintre amateur mais collectionneur avisé et fin stratège. Man Ray, 47 ans, qui retrouve celle qui fut sa muse et sa tornade personnelle cinq ans plus tôt - les voilà réconciliés après "a party in 1937" où ils enterrent la hache de guerre. Paul Éluard, 42 ans, poète-phare du surréalisme, accompagné de Nusch, cette frêle danseuse qui se prête aux "jeux échangistes et triolistes de son mari".

Lee Miller, aventurière, surréaliste et libre avant tout
Lee Miller fut une femme à la vie tumultueuse et libre car fondamentalement rebelle. Sa vie est comme un condensé du 20° siècle !

Rejoignent bientôt cette joyeuse bande Max Ernst et Leonora Carrington, couple improbable entre le peintre allemand de 46 ans et la jeune aristocrate anglaise de 20 ans qui a fui sa famille pour l'art et l'amour.

Lee Miller et Picasso, Mougins, 1937
Lee Miller et Picasso, Mougins, 1937

Sous l'œil constant des photographes

Cette parenthèse dorée se déroule sous le regard constant des appareils. Lee Miller photographie, Man Ray filme avec sa nouvelle pellicule couleur Kodak, Dora Maar immortalise. De Mougins à la plage de la Garoupe, de l'île Sainte-Marguerite aux criques secrètes du cap d'Antibes, tout est documenté dans une mise en scène permanente.

Les célèbres photos de pique-niques dénudés ne mentent pas : les corps s'exhibent, s'entremêlent, se recomposent au gré des désirs. Picasso peint compulsivement Lee Miller - six portraits en un été, dont le fameux Lee Miller en Arlésienne. Éluard et Man Ray travaillent ensemble sur Les Mains libres, ce livre de poèmes illustrés qui naîtra de ces semaines créatives.

Portrait de Lee Miller à l’Arlésienne 1937. Collection Penrose.
Portrait de Lee Miller à l’Arlésienne 1937. Collection Penrose.

Mais derrière l'idyllique façade, les tensions couvent. Car si l'on peut parler de révolution artistique authentique, les motivations sont parfois moins nobles qu'il n'y paraît.

Les dessous moins reluisants du paradis

Picasso, en majesté, joue au sultan de ce petit harem artistique. "Picasso who first came up with the idea of name-swapping" : échange d'identités, échange de partenaires, le maître de Mougins orchestre ces jeux avec un cynisme consommé. Il n'hésite pas à humilier Dora Maar, qu'il peint obsessionnellement en "femme qui pleure", tout en courtisant ouvertement Lee Miller sous ses yeux.

Man Ray, lui, joue les détachés mais n'en pense pas moins. Revoir Lee Miller, cette femme qui l'a brisé cinq ans plus tôt, dans les bras d'un autre, ne laisse pas indifférent. Heureusement, Ady Fidelin, sa nouvelle compagne, semble s'accommoder de l'ambiance libertine.

Man Ray, Ady Fidelin,Nusch Eluard, Paul Eluard, Lee Miller. Ile Sainte-Marguerite, 1937.

Quant à Dora Maar, elle pressent déjà que Picasso lui échappe. Cette femme intelligente et lucide, loin d'être la victime passive qu'on a parfois dépeinte, mène sa propre stratégie. Elle photographie Guernica étape par étape, s'imposant comme témoin privilégié de l'Histoire de l'art. Mais elle observe aussi, avec une mélancolie grandissante, les œillades entre Pablo et l'Américaine.

Nusch Eluard. Mougins. 1937.
Nusch Eluard. Mougins. 1937.
Lee Miller, Antony Penrose. Mougins. 1937.
Lee Miller, Antony Penrose. Mougins. 1937.

L'absent de marque

André Breton, le pape du surréalisme, ne participe pas à ces festivités. Contrairement à ce qu'on a parfois écrit, il n'était pas présent à Mougins en 1937 - seules quelques photos le montrent avec le groupe en 1936. Cette absence n'est pas fortuite : Breton, rigide dans ses principes, supporte mal l'esprit "frivole" qui règne autour de Picasso.

L'année suivante, les relations se tendent définitivement entre les deux piliers du mouvement surréaliste. La rupture entre Éluard et Breton consommée en octobre 1938 trouve en partie ses racines dans ces étés trop libres au goût du théoricien intransigeant.

Nusch Eluard, André Breton. 1935.
Nusch Eluard, André Breton. 1935.

Marchands et mécènes en goguette

Car Mougins attire aussi les marchands d'art et collectionneurs, attirés par ce laboratoire de la modernité. Peggy Guggenheim, la mécène américaine, achète déjà massivement les œuvres de Max Ernst. D'autres galeristes font le voyage, flairant les bonnes affaires dans cette atmosphère détendue où les artistes sont en verve.

L'art et les affaires se mêlent allègrement dans cette ambiance bon enfant. Penrose, fin connaisseur, ne se contente pas de collectionner : il investit dans l'avenir en s'attachant les services photographiques de Lee Miller.

Christian Zervos, Cecile Eluard et Paul Eluard.Mougins.
Christian Zervos, Cecile Eluard et Paul Eluard.Mougins.

Quand la réalité rattrape l'utopie

L'idylle ne pouvait durer. Dès 1938, les nuages s'amoncellent. Breton et Éluard rompent définitivement sur des questions à la fois politiques et esthétiques. La guerre approche, et chacun devra choisir son camp.

Nusch Eluard. Mougins. 1937.
Nusch Eluard. Mougins. 1937.
Dora Maar, Picasso, Lee Miller. Mougins.
Dora Maar, Picasso, Lee Miller. Mougins.

Picasso se murera dans son atelier parisien, protégé par sa célébrité internationale. Il rompra avec Dora Maar en 1943 pour Françoise Gilot.

Dora Maar sombrera dans une dépression profonde après leur séparation. Internée, soignée par Jacques Lacan, elle finira recluse à Ménerbes, dans cette maison que Picasso lui achètera comme cadeau d'adieu empoisonné.

Lee Miller deviendra l'une des plus grandes correspondantes de guerre du siècle, couvrant la Libération et découvrant l'horreur des camps nazis. Une expérience qui la marquera à vie.

Man Ray fuira l'Europe nazie pour New York, où il reconstitue un cercle d'artistes en exil.

Paul Éluard entrera dans la Résistance et écrira Liberté, ce poème d'amour à Nusch transformé en hymne de la lutte antifasciste, parachuté "à des milliers d'exemplaires par des avions britanniques de la Royal Air Force au-dessus du sol français".

Paul Eluard, Picasso. Mougins.
Paul Eluard, Picasso. Mougins.

Max Ernst sera interné comme "étranger ennemi" dans le camp des Milles. Il parviendra à fuir aux États-Unis grâce à Varian Fry et Peggy Guggenheim.

Leonora Carrington, la plus fragile de la bande, sombrera dans la folie après l'arrestation d'Ernst. Internée dans un asile psychiatrique espagnol, elle y subira des électrochocs avant de s'enfuir au Mexique.

Leonora Carrington, de Max Ernst au Mexique, une épopée surréaliste
Leonora Carrington fut bien plus la partenaire de creation que la muse de Max Ernst. De lui elle apprit tout mais selon ses mots pour suivre ensuite une voie très singulière.
Surréalisme - Artefields
Né des fulgurances de Lautréamont, Rimbaud ou Poe, le surréalisme explose les frontières entre rêve et réel. Peinture, photo, cinéma, écriture : rien n’échappe à cette déflagration de l’inconscient. Mouvement insoumis, il a engendré des images inoubliables et des gestes radicaux. Aujourd’hui encore, ses héritiers prolongent l’élan, prouvant que le surréalisme n’est pas un chapitre clos mais une braise toujours incandescente.

L'art de l'insouciance avant le déluge

Au final, que retenir de ce cercle de Mougins ? Une leçon sur l'art de vivre en temps de crise, sans doute. Ces artistes ont su créer, l'espace d'un été, une utopie hédoniste et créative à la veille de l'apocalypse. Leurs motivations mêlaient sincérité artistique et calculs plus terre-à-terre, passion authentique et stratégies de carrière.

Mais l'essentiel n'est peut-être pas là. Dans cette pension perchée au-dessus de la Méditerranée, ils ont inventé une nouvelle manière de concevoir les rapports entre art et vie, création et liberté. Les Mains libres, Guernica, les portraits de Lee Miller, les photos de Man Ray : l'été 1937 aura été d'une fertilité artistique exceptionnelle.

Lee Miller. Mougins.
Lee Miller. Mougins.
Nusch Eluard. Mougins.
Nusch Eluard. Mougins.

Reste cette mélancolie qui transparaît dans les témoignages : comme s'ils pressentaient tous que c'était la fin d'une époque. "Comment ne pas se rappeler de ce passé, de l'insolence de ce bonheur d'été ?" s'interrogera plus tard Man Ray.

L'insouciance était un luxe qu'ils ne pourraient plus jamais se permettre.


L'hôtel Vaste Horizon existe toujours à Mougins. Une fresque peinte par Picasso sur ses murs a été effacée par les propriétaires. Reste le souvenir de ces quelques semaines où l'art et la vie se sont confondus dans une parenthèse de pure liberté.


Picasso. Mougins.
Picasso. Mougins.
Lee Miller. Mougins. 1937
Lee Miller. Mougins. 1937.

Le court-métrage de Man Ray réalisé en 1937, avec une pellicule Kodak couleur, nous montre certains des moments de cet été à Mougins :

Essai cinématographique : La Garoupe