Kourtney Roy, autofictions et mythologies visuelles
Née en 1981 dans le nord de l'Ontario, Kourtney Roy construit depuis vingt ans une œuvre photographique qui revisite l'autoportrait mis en scène. Entre références cinématographiques et exploration des espaces liminaux nord-américains, elle interroge les stéréotypes de genre et l'imaginaire culturel.
Née en 1981 à North Bay, dans le nord de l'Ontario, Kourtney Roy incarne cette génération de photographes qui ont su transformer l'autoportrait mis en scène en territoire d'exploration psychologique et culturelle. Issue d'une famille de camionneurs et de bûcherons, elle grandit entre deux mondes : les étés avec son père "cowboy" dans la wilderness de Colombie-Britannique, vie rude sans commodités modernes où le danger animal reste réel, et l'année scolaire avec sa mère dans une petite ville du nord ontarien. Cette enfance clivée, entre sauvagerie et domesticité, entre démesure géographique et banalité suburbaine, forge le regard particulier qu'elle portera sur les espaces liminaux et l'architecture vernaculaire nord-américaine.


Au jeu des influences et réminiscances, on jouerait sans fin avec Roy. Dans le désordre : Cindy Sherman évidemment, Guy Bourdin, Gregory Crewdson, Jeff Wall, Philip-Lorca diCorcia, Justine Kurland, Joel-Peter Witkin, William Eggleston pour la couleur saturée, Stephen Shore, Alec Soth, Todd Hido pour les paysages désolés, Talia Chetrit pour l'autoportrait trash-glamour, et toute la photographie narrative contemporaine qui flirte avec le cinéma. Évidemment ce n'est plus des influences, c'est une mouvance, avec des précurseurs, des épigones, des petits maîtres et des grands. Essayons de démêler cet écheveau.

Formation et émergence artistique
Roy arrive à la photographie par hasard. Inscrite à l'Emily Carr University of Art and Design de Vancouver en 2000 avec l'ambition de devenir peintre, elle découvre le médium photographique lors d'un cours optionnel en deuxième semestre. L'anecdote est savoureuse : elle se présente à l'entretien d'admission au département photo sans portfolio, uniquement avec quelques peintures estudiantines médiocres et l'aveu qu'elle prévoit de rejoindre un groupe de bluegrass pour l'été. Elle est acceptée.
Cette entrée fortuite dans la photographie révèle néanmoins une affinité profonde : Roy est séduite par "l'immédiateté et la sérialité" du médium, par sa nature indexicale qui garantit que ce qui est photographié a existé, ne serait-ce qu'un instant, devant l'objectif. Elle abandonne rapidement les exercices picturaux qui nécessitent des jours, voire des semaines, pour cette "médium étincelant et versatile".

Diplômée en 2004 en études médiatiques spécialisées en photographie, elle s'installe à Paris où elle complète sa formation à l'École Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Période de maturation : elle travaille pendant dix-huit mois comme assistante dans un studio photo parisien, observant les codes de la photographie de mode et publicitaire. C'est là qu'elle découvre véritablement l'œuvre de Guy Bourdin, dont les mises en scène obsessionnelles et fantasmagoriques lui ouvrent "un champ illimité". En 2007, elle se lance comme photographe indépendante, entamant ce qu'elle qualifie ironiquement de "longue et dolorous période de pénurie et de crapulence".

L'autoportrait comme méthodologie
Le recours à l'autoportrait, marque distinctive de son œuvre, relève initialement d'une stratégie de contournement. À l'université, déjà dans les années 2000, les questions de représentation et d'appropriation sont au centre des débats. En se photographiant elle-même, Roy évite les controverses liées à la représentation de l'autre, des corps et des identités hors de son propre milieu social, racial, économique. Mais ce qui débute comme une solution pratique devient rapidement une méthodologie complexe. Se placer dans l'image, c'est "habiter les mondes fantastiques" de sa tête, devenir à la fois le sujet et l'objet du regard, inverser le male gaze qui domine l'histoire de la photographie. "C'est généralement le regard masculin, et la femme est l'objet regardé. L'idée était donc de devenir la personne qui objectifie, tout en m'objectifiant moi-même", explique-t-elle.

Sherman demeure la référence incontournable, mais Roy s'en distingue par sa palette chromatique hyperréaliste, ses couleurs saturées qui évoquent autant Eggleston que les Kodachromes des années 1950-70, et par son attachement aux espaces génériques nord-américains. Là où Sherman explore les archétypes cinématographiques et médiatiques, Roy construit une mythologie personnelle ancrée dans une géographie spécifique : motels délabrés, stations-service abandonnées, trailer parks, aires de repos oubliées le long d'highways interminables. Ces "espaces liminaux" – entre-deux spatiaux, temporels et psychologiques – sont le véritable terrain de jeu de son œuvre.
Corpus et séries majeures
Le travail de Roy se déploie en séries qui constituent autant de chapitres d'un roman visuel continu. Northern Noir (2015-2016, publié aux Éditions La Pionnière) marque un retour vers les paysages de son enfance en Ontario et Colombie-Britannique. Photographié en été et en hiver 2015, le projet se présente comme une série de "film stills" d'un film de crime fictif. Roy photographie les "non-événements" qui encerclent les lieux où des actes transgressifs auraient pu se produire. La banalité des scènes cache et révèle simultanément la présence d'événements sinistres. C'est du Lynch canadien, une esthétique du malaise qui fétichise les détails marginaux et anecdotiques des décors ordinaires.

Avec California (2016, publié par Louis Vuitton), Roy explore l'imaginaire du rêve américain et son envers. Le livre, remarquablement édité, témoigne de sa reconnaissance croissante et de sa capacité à naviguer entre monde de l'art et collaborations avec les maisons de luxe. Cette ambivalence – art et commerce – traverse toute sa carrière : campagnes pour Dior, Louis Vuitton, Pernod Ricard, Galeries Lafayette, Volkswagen, Roger Vivier, Diesel, mais aussi travaux éditoriaux pour GQ, Vogue Japon, Wallpaper, Esquire.
The Tourist (2019-2020, Éditions André Frère, 2020) représente peut-être l'aboutissement de son esthétique. Présentée aux Rencontres d'Arles 2021, cette série déconstruit méthodiquement le mythe des vacances parfaites. Roy y incarne une femme en quête de mari pendant ses congés, naviguant dans un univers de kitsch de piscine, de faux palmiers, de masques de plongée et de cigarettes, de glamour cheap et de solitude touristique.

La série frappe par sa précision sociologique : des études montrent que les gens apprécient davantage l'anticipation et le souvenir des vacances que l'expérience elle-même. La photographie de vacances efface les déceptions et crée une mémoire nacrée de plaisirs inexistants. Roy inverse ce rituel, nous emmenant dans un décor apparemment glamour mais en réalité beaucoup plus proche de notre propre expérience : liaisons d'un soir déguisées en romances, ennui menant à vider une bouteille au bord de la piscine, malaise permanent.
The Other End of the Rainbow (2017-2019, publié en 2022 chez André Frère) marque un tournant vers le documentaire engagé. Roy effectue cinq voyages sur la Highway 16 en Colombie-Britannique, surnommée "la route des larmes", où depuis plus de quarante ans disparaissent des femmes et jeunes filles, majoritairement issues des Premières Nations. Le projet mêle approche artistique et documentaire, photographiant les lieux banals où se sont produits ces drames, créant un portrait d'une violence systémique enracinée dans le racisme et la misogynie. L'exposition, présentée au festival Portrait(s) de Vichy en 2022 puis à la galerie Les Filles du Calvaire à Paris début 2023, témoigne de sa capacité à aborder des sujets graves sans abandonner son langage visuel distinctif.

Plus récemment, La Volpina (2025), fruit d'une résidence à la Spot Home Gallery de Naples, poursuit son exploration de l'autoportrait en puisant dans l'imaginaire du cinéma italien – néoréalisme, Pasolini, Fellini, Matteo Garrone. Exposée aux Filles du Calvaire en novembre-décembre 2025, la série révèle une Naples "en creux", loin du pittoresque touristique, habitée de figures féminines à la fois dures et flamboyantes, revêtues de vêtements criards qui deviennent véhicules d'identités baroques et résilientes.
Reconnaissance institutionnelle et marché
La trajectoire de Roy suit une courbe ascendante régulière. Dès 2007, elle reçoit la mention spéciale du Prix Picto de la Jeune Photographie de Mode. Suivent l'Emily Award ECUAD en 2012, puis la consécration avec le Prix Carte Blanche PMU/Le Bal en 2013, qui donne lieu à l'exposition Ils pensent déjà que je suis folle au Bal en 2014. La nomination au Prix Elysée en 2014 confirme sa stature européenne. En 2015, le Conseil des Arts du Canada lui octroie une bourse significative. L'année 2018 marque un tournant avec la Carte Blanche Pernod Ricard, prestigieuse récompense qui lui permet de produire un nouveau corpus et d'exposer en solo à Paris Photo. Elle reçoit également une bourse du Centre National des Arts français. En 2022, la Bibliothèque Nationale de France lui commande une série photographique. Dernièrement, le Prix Swiss Life à 4 mains 2024 (avec le musicien Mathias Delplanque) élargit son champ d'action vers des collaborations interdisciplinaires.

Ses œuvres entrent dans des collections publiques majeures : la Bibliothèque Nationale de France conserve plusieurs séries dont Entre deux mondes et Middle of Fucking Nowhere; le Musée Nicéphore Niépce à Chalon-sur-Saône possède des tirages de la série AZIMUT; Le Château d'Eau à Toulouse a acquis Northern Noir; la Maison Européenne de la Photographie à Paris détient Enter as Fiction N°72.
Réseau galeriste et rayonnement international
En France, Roy est principalement représentée par la galerie Les Filles du Calvaire à Paris, institution incontournable de la photographie contemporaine où elle expose régulièrement depuis le début des années 2010. Elle a également collaboré avec la galerie Catherine et André Hug (expositions en 2014-2015) et travaille avec l'agence Lambert Lambert pour ses commandes commerciales.
À l'international, Jackson Fine Art à Atlanta assure sa représentation aux États-Unis, tandis que Project 2.0 Gallery à La Haye couvre le marché hollandais. SOL.LDN à Londres et la Spot Home Gallery à Naples complètent ce réseau. Ce maillage lui permet une visibilité constante sur les scènes européenne et nord-américaine.
Présence festivalière et muséale
Roy expose régulièrement dans les festivals photographiques majeurs : les Rencontres d'Arles (2021, The Tourist), le festival Planche(s) Contact à Deauville (2012), Portrait(s) à Vichy (2015, 2022), Head On Photo Festival à Sydney, la Biennale de Moscou (2017), le festival international de Cadaqués en Espagne (2019, exposition In Dreams You're Mine). Au-delà des festivals, elle montre son travail au Musée de l'Elysée à Lausanne, au Multimedia Art Museum de Moscou, et dans de nombreux espaces en Chine, Italie, Suisse, Irlande, Royaume-Uni, Liechtenstein, Pays-Bas, Australie.

Influences cinématographiques et pratique
Roy revendique une cinéphilie vorace, visionnant un à trois films par jour, capturant compulsivement des captures d'écran au point de rendre la projection collective insupportable pour ses compagnons. Ses influences déclarées : Hitchcock, Douglas Sirk, le film noir classique, les séries B trashy, mais aussi Andrea Arnold, Denis Villeneuve, S. Craig Zahler, Werner Herzog, le premier Spielberg, Jane Campion, Ken Loach. Pour La Volpina, elle cite Reality et Dogman de Matteo Garrone, Mamma Roma de Pasolini, Amarcord de Fellini. Cette culture visuelle colossale irrigue chaque image, chaque cadrage, chaque palette chromatique.
Elle travaille exclusivement en couleur : "Je n'ai aucun intérêt à faire des images en noir et blanc. J'apprécie le travail d'autres qui emploient le N&B, mais pour moi, la couleur a un effet omniprésent et magique sur notre perception du monde." Ses couleurs – saturées, légèrement artificielles, évoquant les Kodachromes vieillis – créent ce "faux sentiment de sécurité" qu'elle aime subvertir par des actions et situations perturbantes.
Positionnement critique
Où situer Roy dans le paysage photographique contemporain ? Elle appartient indubitablement à cette génération post-Sherman qui a intégré l'autoportrait mis en scène comme langage légitime, mais elle s'en distingue par plusieurs traits. D'abord, son ancrage géographique spécifiquement nord-américain, cette fascination pour l'architecture vernaculaire du "nouveau monde", cet "utilitarisme terne du XXe siècle si prévalent en Amérique du Nord". Ensuite, sa palette chromatique qui doit autant à Eggleston qu'à la photographie publicitaire des années 1960-70. Enfin, son humour noir, cette capacité à basculer du glamour cheap au sinistre, du kitsch assumé à l'inquiétant étrange.

Si Crewdson construit des productions hollywoodiennes, si Jeff Wall cite l'histoire de l'art, si DiCorcia capture la rue avec l'éclairage du studio, Roy opère différemment : elle infiltre les décors existants, les charge de sa présence performative, créant des "interruptions" dans le quotidien. Son approche relève davantage de Justine Kurland (les paysages américains désolés) ou de Todd Hido (la banlieue américaine nocturne et menaçante), mais avec ce twist de l'autoperformance qui la rapproche finalement d'une Talia Chetrit ou d'une Molly Soda.

Ce qui frappe chez Roy, c'est la cohérence d'un univers qui, de série en série, continue de déployer ses obsessions : les héroïnes stéréotypées (hôtesses de l'air, secrétaires, femmes au foyer, pin-ups), les espaces génériques, la tension entre familiarité et étrangeté, le glamour et sa déchéance. Elle construit méthodiquement une "mythologie tragique du soi", selon sa propre expression, où chaque image est un fragment de film d'un long-métrage qui n'existe que dans notre imaginaire collectif.

À quarante-trois ans, basée à Paris depuis près de vingt ans, Kourtney Roy a atteint une maturité artistique qui lui permet de naviguer entre projets personnels exigeants et commandes prestigieuses, entre galeries d'art et maisons de luxe, entre festivals internationaux et collections muséales. Sa capacité à maintenir une vision singulière tout en dialoguant avec le monde commercial témoigne d'une intelligence de positionnement rare. Plus qu'une simple épigone de Sherman ou Bourdin, elle a su créer un territoire visuel immédiatement identifiable, peuplé de figures féminines complexes qui interrogent autant les stéréotypes de genre que l'imaginaire culturel nord-américain et ses mythologies déclinantes.
Synthèse
Type :
Biographie critique d'artiste – Photographie contemporaine
Période :
Carrière 2004-2025 (artiste active, née en 1981)
Sujet :
Kourtney Roy, photographe canadienne basée à Paris, spécialisée dans l'autoportrait mis en scène et l'exploration photographique des espaces liminaux nord-américains
Thèmes clés :
- Autoportrait performatif et mise en scène photographique
- Déconstruction des stéréotypes féminins et du male gaze
- Espaces liminaux et architecture vernaculaire nord-américaine
- Références cinématographiques (Hitchcock, Sirk, néoréalisme italien, cinéma contemporain)
- Mythologies visuelles et imaginaire culturel américain
- Tension entre glamour et déchéance, familiarité et étrangeté
- Pratique entre monde de l'art et collaborations commerciales (luxe, mode)
Figures principales :
Kourtney Roy (sujet) ; références artistiques : Cindy Sherman, Guy Bourdin, Gregory Crewdson, William Eggleston, Todd Hido, Philip-Lorca diCorcia, Jeff Wall
Lieux :
Nord de l'Ontario (Canada, enfance), Colombie-Britannique, Vancouver (formation), Paris (résidence depuis 2005), Naples (résidence récente), Highway 16 ("route des larmes"), Californie
Analyse transversale :
Roy s'inscrit dans la lignée post-Sherman de l'autoportrait conceptuel tout en développant un langage visuel distinct : ancrage géographique spécifiquement nord-américain, palette chromatique saturée héritée d'Eggleston et de la photographie publicitaire des années 1960-70, fascination pour les espaces génériques et l'architecture utilitaire. Son œuvre conjugue rigueur formelle et humour noir, critique féministe et esthétique pop, approche documentaire et fiction visuelle. Parcours exemplaire d'une artiste capable de maintenir une vision singulière tout en dialoguant avec le monde commercial.
Disciplines :
Photographie (autoportrait, mise en scène, paysage), cinéma (références et influence), vidéo (films expérimentaux), études de genre, sociologie visuelle
Pertinence contemporaine :
Questionnement sur la représentation des femmes et le regard masculin ; exploration critique de l'imaginaire américain et de ses mythologies déclinantes ; dialogue entre pratique artistique et industrie culturelle ; réflexion sur les espaces liminaux à l'ère de la standardisation architecturale ; engagement documentaire sur des enjeux sociaux (féminicides, violence systémique envers les femmes autochtones)
Collections publiques :
Bibliothèque Nationale de France, Musée Nicéphore Niépce (Chalon-sur-Saône), Maison Européenne de la Photographie (Paris), Le Château d'Eau (Toulouse)
Représentation galeriste :
Galerie Les Filles du Calvaire (Paris), Jackson Fine Art (Atlanta), Project 2.0 Gallery (La Haye), SOL.LDN (Londres)
Prix et distinctions principales :
Prix Picto (2007), Emily Award (2012), Carte Blanche PMU/Le Bal (2013), nomination Prix Elysée (2014), Conseil des Arts du Canada (2015), Carte Blanche Pernod Ricard (2018), commande BnF (2022), Prix Swiss Life à 4 mains (2024)
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