Marteaux & Hashtags : Vous avez dit Luddite ?

En 1811, casser des métiers à tisser était un sport national. Ned Ludd, leader fantôme, menait la danse contre l'automatisation. Étaient-ils technophobes ? Non. Découvrez pourquoi ces « hacktivistes » du XIXe siècle avaient tout compris aux débats sur l'IA d'aujourd'hui (sans casser d'ordinateur).

Marteaux & Hashtags : Vous avez dit Luddite ?

En 1811, dans les brumes industrielles du Nottinghamshire, un certain Ned Ludd aurait fracassé deux métiers à tisser dans un accès de rage. Le problème ? Ned Ludd n'a probablement jamais existé. Mais qu'importe : son nom allait baptiser l'un des mouvements de protestation les plus spectaculaires de l'histoire britannique, où briser des machines à coups de marteau constituait une forme acceptable d'expression citoyenne.

La naissance d'un mythe (et de beaucoup de bruit)

Imaginons la scène : vous êtes tisserand qualifié en 1812, vous avez passé des années à maîtriser votre art, et voilà qu'une machine fait en une heure ce que vous mettiez une semaine à accomplir. Pire, elle le fait moins bien, mais infiniment moins cher. La réaction logique ? Organiser des raids nocturnes déguisés en femmes (si, si) pour démolir ces engins diaboliques à coups de masse.

Nick Land, le chaud, le froid et le vivant
Faut-il accélérer le crash du capitalisme avec Nick Land ou constater son asphyxie lente ? Entre le “chaud” de l’apocalypse cybernétique et le “froid” du techno-féodalisme, une troisième voie existe. Baptiste Morizot nous invite à quitter l’autoroute pour pister le vivant.

Les luddites, ces premiers hacktivistes de l'ère industrielle, ne détestaient pas vraiment la technologie. Ils détestaient surtout le chômage, les salaires misérables et voir leurs enfants travailler seize heures par jour dans des conditions qui feraient pleurer un inspecteur du travail moderne. Mais "mouvement contre la précarisation de l'emploi et l'exploitation capitaliste naissante" était moins percutant que "casseurs de machines".

Le général Ludd et son armée invisible

Le génie du mouvement fut d'inventer un leader fantôme : le général, parfois roi, Ned Ludd. Chaque machine brisée, chaque lettre de menace était signée de son nom. Les autorités cherchaient frénétiquement ce mystérieux révolutionnaire qui n'existait que dans l'imagination collective. C'était l'ancêtre du mème internet, version XIXe siècle, avec moins de chats et plus de marteaux.

Illustration du luddisme

Les luddites organisaient leurs actions avec une efficacité militaire surprenante. Ils débarquaient la nuit, en nombre, parfaitement coordonnés, détruisaient méthodiquement les machines les plus menaçantes pour l'emploi qualifié, puis disparaissaient dans l'obscurité. Certains historiens estiment qu'ils ont causé pour l'équivalent de plusieurs millions de livres de dégâts. En francs actuels, de quoi faire pâlir n'importe quel manifestant du samedi.

La réponse de Sa Majesté : la subtilité britannique

Face à cette insurrection textile, le gouvernement britannique réagit avec son sang-froid légendaire : il déploya plus de soldats contre les luddites que Wellington n'en avait contre Napoléon en Espagne. Logique. Il fit également voter le Frame Breaking Act en 1812, qui punissait la destruction de métiers à tisser par... la peine de mort. Parce que clairement, pendre quelqu'un pour avoir cassé une machine est une réponse proportionnée et civilisée.

Dix-sept luddites furent effectivement pendus, des dizaines déportés en Australie. Le mouvement s'éteignit progressivement, écrasé par une répression qui ferait palir d'envie n'importe quel État moderne. Le luddisme avait perdu, mais son nom allait survivre, ressurgissant à chaque nouvelle vague technologique.

Le retour éternel du luddite

Le mot "luddite" est devenu une insulte pratique pour disqualifier toute personne émettant la moindre réserve face au progrès technique. Vous trouvez qu'Instagram rend vos nièces dépressives ? Luddite. Vous suggérez qu'Uber précarise le travail ? Luddite. Vous pensez que ChatGPT ne devrait peut-être pas rédiger les diagnostics médicaux ? Luddite passéiste et technophobe.

L'ironie, c'est que les luddites originels n'étaient pas contre la technologie en soi. Ils étaient contre un système économique qui utilisait la technologie pour les broyer. Nuance importante, mais qui se perd facilement dans les raccourcis historiques. Ils voulaient négocier les conditions de la mécanisation, pas retourner à l'âge de pierre.

Aujourd'hui, alors que l'intelligence artificielle menace de remplacer tout le monde, des graphistes aux scénaristes en passant par les traducteurs, on assiste à un néo-luddisme discret. Personne ne casse d'ordinateurs (c'est plus cher qu'un métier à tisser), mais les débats font rage. Faut-il réguler l'IA ? Taxer l'automatisation ? Garantir un revenu universel ? Les questions des luddites de 1812 reviennent, simplement reformulées avec un vocabulaire du XXIe siècle.

L'héritage paradoxal

Les luddites ont perdu leur bataille mais peut-être gagné la guerre de la mémoire. Leur révolte pose une question toujours brûlante : le progrès technique doit-il nécessairement s'accompagner de progrès social ? Ou peut-on avoir des robots de plus en plus intelligents et des humains de plus en plus précaires ?

Deux siècles plus tard, nous tapons cet article sur un ordinateur, peut-être bientôt corrigé par une IA — qui nous tancera avec pédantisme et obséquiosité — destiné à être lu sur des smartphones assemblés par des travailleurs sous-payés. Les luddites regarderaient probablement ce tableau avec un sourire entendu : plus ça change, plus c'est pareil.

Ned Ludd, où que tu sois (nulle part, probablement), ton combat continue. Juste avec moins de marteaux et plus de hashtags.


Illustrations : Conception, Artefields | « Fait » par Nano Banana (ne se mange pas, ne se syndique pas et Ex Statistica)