Frida Kahlo, El sueño et le marché de l'art au féminin
Au-delà du rattrapage des prix, les femmes artistes explorent des territoires thématiques inédits. La vente chez Sotheby's d'une ses œuvres est l'occasion d'un tour d'horizon

"El sueño" pourrait se vendre au plus haut
Frida Kahlo pourrait bientôt faire l'histoire du marché de l'art mondial. Son œuvre "El sueño (La cama)" est estimée entre 40 et 60 millions de dollars américains pour sa mise aux enchères prévue le 8 novembre 2025 chez Sotheby's New York.
Record actuel : Georgia O'Keeffe "Jimson Weed/White Flower No. 1" - 44,4 millions de dollars chez Sotheby's en 2014.
Prix le plus élevé pour Frida Kahlo : 34,9 millions de dollars, 2021, "Diego y yo".
Œuvre peinte pendant une période de convalescence, représentant Frida endormie dans un lit à baldaquin surmonté d'un squelette enlacé de lianes. Les racines qui émergent du lit ancrent le rêve dans la terre mexicaine, tandis que les nuages suggèrent l'élévation spirituelle. Cette toile synthétise l'univers onirique de l'artiste où la mort et la vie s'entremêlent.
L'origine exceptionnelle : la collection Ertegun
"El sueño" provient de la prestigieuse collection de Nesuhi et Selma Ertegun. Nesuhi, dirigeant de l'industrie du disque, avait constitué avec sa femme l'une des plus importantes collections surréalistes privées au monde. Exposée au Guggenheim en 1991, elle était alors décrite comme "peut-être la plus belle collection d'art surréaliste en mains privées". Selma Ertegun est décédée en décembre 2024, déclenchant cette vente historique.
Une œuvre caractéristique
Peinte en 1940, "El sueño (La cama)" synthétise l'univers kahlien. L'artiste repose dans un lit à baldaquin flottant dans un ciel bleu pâle, entourée de vignes symbolisant la régénération. Au-dessus, un squelette portant des explosifs et tenant un bouquet incarne la dualité vie/mort, thème central de son œuvre.
![Frida Kahlo (1907-1954) El sueño (La cama volando) [Le Rêve (Le lit qui vole)], 1940 Huile sur toile 74 × 98,5 cm Collection privée, Paris](https://www.artefields.net/content/images/2025/09/frida-kahlo_el-sueno.002.webp)
Cette toile capture Kahlo à 33 ans, au sommet de sa maturité artistique, trois ans après sa séparation temporaire avec Diego Rivera. L'horizontalité forcée - écho à ses longues années d'alitement - devient ici métaphore de l'espace onirique et mental.
Frida Kahlo et l'autoportrait
L'autoportrait constitue le fondement de l'œuvre kahlienne : sur 143 tableaux répertoriés, 55 sont des autoportraits. "Je me peins moi-même parce que je suis souvent seule et que je suis le sujet que je connais le mieux", déclarait-elle.
Cette approche introspective rappelle la démarche d'Annie Ernaux - aller du particulier au général - et illustre une caractéristique récurrente chez de nombreuses artistes femmes : transformer l'expérience personnelle en propos plus collectifs souvent autour de la place des femmes dans la société et l'histoire, y compris celle des arts.


Le surréalisme et la reconnaissance "corollaire" des femmes artistes
Le mouvement surréaliste, malgré son machisme notoire, a paradoxalement servi de tremplin à quelques artistes femmes. Cette étiquette, bien que refusée par Kahlo elle-même ("Je ne peins pas mes rêves mais ma réalité"), a contribué à sa reconnaissance internationale.
Même logique pour Leonora Carrington, Kay Sage, Remedios Varo ou Dorothea Tanning : le surréalisme leur a offert une visibilité que le marché de l'art leur refusait ailleurs.
Frida, quelques autres femmes et le second marché
La courbe des prix révèle une divergence historique entre artistes hommes et femmes, mais un rattrapage spectaculaire s'opère. Pour mesurer l'écart, quelques repères contemporains masculins :
Andy Warhol : record absolu à 195 millions $ (2022, "Shot Sage Blue Marilyn")
Alberto Giacometti : trois œuvres au-delà de 100 millions $, dont "L'homme au doigt" à 141,2 millions $
Jeff Koons : record pour un artiste vivant à 91,1 millions $ (2019, "Rabbit")
Damien Hirst : 100 millions $ pour "For The Love Of God" + 140,3 millions € en une seule vente (2008)
Cy Twombly : 70,5 millions $ (2015, "Untitled New York City")
Face à ces références, l'évolution féminine reste modeste dans les sommets :
Louise Bourgeois : de 100 000 $ dans les années 1990 à 32 millions $ en 2019
Yayoi Kusama : explosion récente avec des œuvres dépassant les 7 millions $
Marlene Dumas : record à 18,6 millions $ en 2022
Jenny Saville : progression constante, record à 12,4 millions $
L'écart reste conséquent – Warhol et Giacometti dominent largement – mais c'est dans le milieu de marché que la révolution s'accélère.
Jenny Saville, du corps féminin à l’origine du monde
Jenny Saville une artiste peintre contemporaine qui questionne la représentation du corps féminin dans une manière monumentale proche de la sculpture.
Marlene Dumas, Figure et figures
Marlene Dumas n’est préoccupée que d’une chose la figure, durant toute sa carrière elle n’a peint que portraits, vanités, masques.
Le laboratoire français : Claire Tabouret et la dynamique intermédiaire
Le cas français, pourtant réputé moins porteur que New York ou Londres, révèle cette transformation. Claire Tabouret, 39 ans, est devenue l'artiste française vivante la plus cotée avec un record de 863.200$ chez Christie's Londres en 2021 – quadruple de l'estimation initiale. Depuis sa première apparition aux enchères en 2018, elle totalise environ 2 millions de dollars sur quatre continents.
Cette progression du milieu de marché (50.000€ à 1 million €) s'explique moins par une "mode" que par une transformation thématique profonde. Ces collectionneurs, moins conservateurs que ceux des sommets millionnaires, investissent dans des territoires artistiques inexplorés.
L'ascension de Claire Tabouret
Itinéraire d'une jeune peintre française au succès foudroyant
L'héritage de Frida : l'intime comme révélateur du collectif
Frida Kahlo reste le modèle archétypal de cette approche féminine. Sans féminisme explicite, elle transforme ses contingences personnelles en archétypes universels : la douleur physique devient questionnement existentiel, l'identité métisse révèle les tensions postcoloniales, la stérilité interroge la féminité sans maternité. Elle ne dénonce pas – elle universalise le particulier.
Cette stratégie de l'intime universalisé explique pourquoi Frida demeure la seule femme à rivaliser durablement avec les sommets masculins, au-delà des modes esthétiques.

Les héritières américaines : nouveaux territoires contre palimpseste masculin
La scène contemporaine américaine confirme cette distinction thématique fondamentale. Pendant que les hommes pratiquent souvent un "palimpseste" – déconstruire Picasso, réinterpréter l'abstraction, dialoguer avec l'histoire de l'art –, les femmes explorent des territoires existentiels négligés :
Julie Mehretu (record : 10,7 millions $) : Ses cartographies abstraites partent de son exil éthiopien pour révéler les flux migratoires globaux.

Njideka Akunyili Crosby (record : 3,4 millions $, 10,6M$ dès sa première année aux enchères) : Ses intérieurs biculturels mêlent tissus africains et magazines américains, universalisant l'expérience diasporique.
Kara Walker : Ses silhouettes révèlent la persistance de l'imaginaire esclavagiste à travers l'autobiographie.
Jordan Casteel (31 ans, plus jeune artiste à avoir une rétrospective au New Museum) : Ses portraits de Harlem transcendent le témoignage social pour interroger visibilité/invisibilité.

Amy Sherald : Auteure du portrait de Michelle Obama, elle explore la représentation noire dans l'art occidental par l'intime.
Une révolution structurelle
Les chiffres confirment cette transformation : 7 femmes dans le Top 10 des artistes ultra-contemporains (moins de 40 ans), menées par Jadé Fadojutimi. En 2023, 206 lots millionnaires attribués à des femmes (13% du total) marquent un pic historique. La proportion féminine passe de 14% dans le Top 500 global à 31% pour les artistes nés après 1980.
Au-delà de la mode : la logique économique
Cette correction de marché s'explique moins par des considérations sociétales que par la logique économique : les œuvres de femmes artistes représentent des "valeurs refuges" avec un potentiel d'appréciation supérieur aux segments masculins saturés.

Mais surtout, elles occupent des créneaux thématiques durables – l'expérience diasporique, la mémoire traumatique, les communautés invisibilisées, l'intimité postcoloniale – plutôt que des positionnements esthétiques cycliques.
La vraie révolution ne se joue peut-être pas dans les 100 millions du sommet, mais dans cette montée en puissance d'un milieu de marché qui investit enfin dans des territoires artistiques authentiquement neufs. Frida l'avait compris : partir de soi pour révéler le monde, c'est la voie royale vers l'intemporel.
12 Capsules : Frida Kahlo, du marché à la reconnaissance
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