Le Guide du "Bien Pleurer", au siecle des Lumières

Au XVIIIe siècle, les larmes deviennent un art codifié. La sensibilité s'érige en vertu sociale. Des traités enseignent la manière de pleurer en public. L'émotion se rationalise, le sentiment s'apprend. Entre théâtre et sincérité, le siècle des Lumières invente une pédagogie des larmes.

Jean-Baptiste Greuze

Le Guide du "Bien Pleurer" : Larmes, Soupirs et Sels de Pâmoison

Pourquoi avoir les yeux rouges était le comble du chic au XVIIIe siècle

Si vous êtes du genre à ravaler vos larmes au cinéma par peur de passer pour quelqu'un d'émotif, vous auriez fait un malheur... au XVIIIe siècle. Mais pas dans le bon sens. À l'époque, garder son sang-froid face à l'émotion était à peu près aussi bien vu que de refuser de partager ses photos de vacances sur Instagram aujourd'hui. Suspect. Asocial. Vaguement inquiétant.

Bienvenue dans le siècle des Lumières, cette période paradoxale où la raison triomphe dans les salons philosophiques... mais où l'on sanglote pour un rien dès que la conversation dévie sur les sentiments. Sous l'influence de Jean-Jacques Rousseau et de son éloge de la sensibilité naturelle, toute une société apprend à cultiver ses émotions comme on cultiverait un jardin à la française : avec art, méthode et beaucoup d'ostentation.

Jean-Baptiste Greuze
Jean-Baptiste Greuze

Pour comprendre pourquoi les personnages de Jean-Baptiste Greuze ont toujours l'air à deux doigts de la crise de nerfs, il faut d'abord saisir les codes de cette époque où l'émotion était devenue un spectacle social à part entière. Voici donc le manuel de survie du XVIIIe siècle : comment pleurer, s'évanouir et rougir avec distinction.

Les vrais durs... pleurent (en public)

Commençons par déconstruire un mythe tenace : non, le XVIIIe siècle n'est pas l'ère du stoïcisme viril. C'est même tout l'inverse. Un homme qui ne pleure jamais ? On le soupçonne d'avoir une pierre à la place du cœur.

Les larmes masculines deviennent la preuve ultime de civilisation. Pleurer, c'est montrer que l'on est capable de compassion, que l'on n'est pas un barbare. Les députés pleurent à l'Assemblée lors des discours pathétiques, les généraux pleurent avant la bataille en pensant aux soldats qui vont mourir, et même Diderot, ce titan de la philosophie, raconte sans la moindre gêne qu'il sanglote devant les tableaux de Greuze.

Jean-Baptiste Greuze, le peintre de la vertu et ses troublantes ambiguïtés
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La règle est simple : si vous lisez un roman triste en société et que vous restez de marbre, vous êtes automatiquement classé dans la catégorie des monstres sans âme. Pire encore, on vous soupçonne d'être insensible aux malheurs d'autrui, donc potentiellement dangereux. La larme à l'œil devient le certificat de moralité de l'honnête homme, son passeport pour la respectabilité.

Cette nouvelle norme bouleverse les codes de la masculinité. Les hommes du XVIIIe siècle développent ce qu'on pourrait appeler une "virilité sensible", où la force de caractère se mesure paradoxalement à la capacité d'être touché, ému, bouleversé. C'est l'époque où l'on se vante d'avoir sangloté trois heures d'affilée à la lecture d'un roman, comme on se vanterait aujourd'hui d'avoir couru un marathon.

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L'art stratégique de la pâmoison

Passons maintenant à une pratique qui confine au génie : l'évanouissement calculé. S'affaisser gracieusement sur un sofa n'est pas un signe de faiblesse, c'est une compétence sociale hautement valorisée. On appelle pudiquement cela les "vapeurs", terme élégant pour désigner cette propension à perdre connaissance au moindre émoi.