Quand le XVIIIe Siècle a Inventé l'Animal de Compagnie
Au XVIIIe siècle, l'animal de compagnie devient un phénomène social. Entre portraits canins commandés par l'aristocratie et singes habillés en valets, la frontière entre affection et spectacle s'estompe.
Si vous pensiez que l’anthropomorphisme de nos amis à quatre pattes est une invention des millénials gavés de réseaux sociaux et de comptes Instagram dédiés aux chihuahuas de stars, il est temps de réviser vos classiques. Bien avant que Paris Hilton ne glisse un chien dans son sac à main, la Marquise de Pompadour avait déjà érigé l'animal de compagnie au rang d'accessoire de mode indispensable.
Il fut un temps où le chien gardait le troupeau et le chat chassait le rongeur. Une époque pragmatique où l'animal avait une fonction, un métier, une utilité brute. Et puis, le Siècle des Lumières est arrivé, apportant avec lui l'ennui aristocratique, le raffinement extrême et cette nouvelle vertu à la mode qu'est la Sensibilité.

Soudainement, la bête quitte l’écurie pour investir le boudoir. Elle grimpe sur les genoux, s'installe dans les lits à baldaquin et se pare de rubans de soie. Au XVIIIe siècle, on ne dresse plus l'animal, on le « chignole », on le poudre et, surtout, on s'en sert pour briller en société. Plongée dans une époque où le Carlin a détrôné le courtisan, et où l'amour des bêtes cachait souvent l'amour de soi.
L'avènement du Carlin
Dans les salons poudrés de Louis XV, une règle esthétique tacite prévaut : le contraste. Pour qu'une femme paraisse d'une beauté diaphane et d'une délicatesse exquise, rien de tel que de lui adjoindre une créature à la physionomie... contrariée.

C'est ainsi que le Carlin — ou « Mops » pour les intimes — devient la star absolue du siècle. Avec son nez écrasé, ses yeux globuleux et son souffle court, il est l'antithèse de la grâce rococo. Et c'est précisément pour cela qu'on l'adore. Posé sur les genoux d'une duchesse, ce petit molosse de poche agit comme un révélateur de beauté : plus il est grotesque, plus sa maîtresse semble divine par comparaison.

Mais le Carlin n'est pas qu'un faire-valoir esthétique, c'est un marqueur social. On ne le promène pas, on l'arbore. L'animal devient une extension de la toilette. Il est de bon ton, avant de se rendre à un souper fin ou à une lecture philosophique, d'assortir le ruban de satin du chien à la couleur de sa propre robe. Le chien devient un « bijou vivant », un accessoire de luxe que l'on caresse distraitement tout en écoutant les derniers potins de la Cour. Jamais, dans l'histoire de l'humanité, le chien n'avait été aussi inutile, et donc aussi indispensable.
L'écureuil volant et la singerie de salon
Pourtant, l'aristocratie est une bête changeante qui se lasse vite. Le chien, aussi poudré soit-il, manque parfois d'exotisme pour combler l'ennui abyssal des journées à Versailles. Il faut de l'inédit, du mouvement, du frisson.

C’est alors que l'on voit apparaître, accrochés aux corsages des dames, d'étranges petits captifs : les écureuils volants. Appréciés pour leur vivacité et leur panache, ils sont retenus par de fines chaînettes en or, souvent reliées directement à une bague au doigt de leur propriétaire. L'image est charmante en peinture, mais elle traduit une réalité plus cruelle : celle de l'animal-jouet, réduit à un bibelot animé dont les sauts imprévisibles divertissent la galerie entre deux menuets.

Pour ceux qui trouvent le rongeur trop rustique, le summum du chic reste le singe. Ouistitis et macaques envahissent les intérieurs cossus. Mais attention, pas question de les laisser à l'état de nature. Le singe doit être le miroir de l'homme. On l'habille. On lui confectionne des habits de petit marquis, de cardinal ou de magistrat.
C'est la grande mode des « Singeries » dans l'art, popularisée par des peintres comme Christophe Huet. On rit de voir ces petits primates imiter les travers humains, jouer aux cartes ou prendre le thé. Mais derrière le rire se cache une ironie mordante : en grimant le singe en homme, l'aristocratie du XVIIIe siècle rit peut-être, sans s'en rendre compte, de sa propre vacuité. Ces animaux costumés qui s'agitent sans but sont-ils si différents de leurs maîtres ?

Le "Chien-Manchon" : Une bouillotte médicale sur pattes
Si l'animal est un accessoire visuel, il a aussi, plus prosaïquement, une fonction thermique. Car il fait froid dans les grands châteaux français. Les cheminées monumentales fument beaucoup mais chauffent peu, et les courants d'air sont légion dans les galeries des glaces.
La solution tient en deux mots : le « chien-manchon ». Les dames de qualité privilégient les races naines à poils longs, comme les épagneuls ou les bichons, pour une utilisation très pragmatique. Lors des promenades hivernales ou des trajets en carrosse glacial, le petit chien est glissé à l'intérieur du manchon de fourrure. Il devient une chaufferette portative, maintenant les mains de sa maîtresse à une température acceptable. Le soir venu, ce rôle de radiateur d'appoint continue. Le chien dort au pied du lit, voire dans le lit, pour réchauffer les pieds glacés de la noblesse.

Mais le XVIIIe siècle, toujours friand de théories scientifiques hasardeuses, va plus loin. Les médecins de l'époque, avec le plus grand sérieux du monde, prêtent à ces animaux des vertus thérapeutiques surprenantes. On pense alors que la chaleur animale et l'haleine des jeunes chiens ont le pouvoir d'absorber les miasmes. Le chien agirait comme une éponge à maladies, purifiant le sang de sa maîtresse et capturant les humeurs néfastes. Avoir un chien dans son lit n'était donc pas une excentricité hygiéniquement douteuse, mais une prescription médicale préventive.
L'effet Greuze : Les larmes de la vertu
Cependant, l'animal de compagnie ne se limite pas à être un accessoire de mode ou une bouillotte. Sous l'influence de Jean-Jacques Rousseau, le siècle découvre l'émotion, la nature, le cœur. Il devient bien vu de pleurer, de s'émouvoir, de montrer que l'on possède une « belle âme ». Et quoi de mieux qu'un animal innocent pour prouver sa sensibilité ?

C'est ici qu'intervient celui qui a su le mieux capturer cette comédie humaine : Jean-Baptiste Greuze. Bien plus qu'un simple peintre de genre, ce maître de la « peinture morale » a fait de l'animal le support indispensable de la vertu larmoyante. Ses toiles regorgent d'enfants aux yeux humides serrant contre eux un chien fidèle ou regardant avec désespoir un oiseau en cage.
L'image culte reste La Jeune Fille pleurant son oiseau mort

. Au premier degré, c'est une scène touchante d'une enfant découvrant la mort. C'est mignon, c'est triste, c'est parfait pour faire pleurer dans les chaumières (et surtout dans les salons). L'oiseau, souvent un serin ou un chardonneret, symbolise l'attachement pur, désintéressé. Pleurer sa perte, c'est prouver que l'on est capable d'aimer autre chose que soi-même.
Mais comme toujours avec Greuze, la morale a un double fond. Pour les initiés libertins, l'oiseau qui s'échappe de la cage ou qui meurt est une métaphore transparente – et un peu polissonne – de la perte de la virginité. L'animal permet donc ce tour de force hypocrite : afficher une moralité irréprochable tout en suggérant des pensées bien moins avouables. L'animal est l'alibi de nos émotions.

Des funérailles de Ducs pour des Carlins de Rois
Logique ultime de cet anthropomorphisme galopant : si l'animal vit comme un membre de la famille, il doit mourir comme tel. Fini le temps où l'on jetait la dépouille du chien de garde dans la fosse commune ou au fond du jardin.

La fin du XVIIIe siècle voit naître les premiers cimetières pour animaux de compagnie, souvent situés dans les parcs des châteaux. On y érige des stèles, on y grave le nom de « Zémire », « Fidèle » ou « Mimi ». Plus fort encore, la haute société se pique de littérature funéraire. On compose des épitaphes déchirantes, de véritables poèmes élégiaques vantant la fidélité du défunt canidé, souvent en la comparant – à l'avantage du chien – à celle des humains.

Cette dévotion post-mortem atteint parfois des sommets d'absurdité qui agacent l'Église. L'anecdote du Duc de Huéscar, grand d'Espagne, est à ce titre savoureuse. Aimant ses chiens plus que sa propre lignée, il alla jusqu'à faire dire des messes pour le repos de leurs âmes, s'inquiétant sincèrement de leur salut éternel. Les prêtres eurent toutes les peines du monde à lui rappeler le dogme catholique : aussi mignon soit-il, le Carlin n'a pas d'âme chrétienne et ne va pas au Paradis.
En contemplant cette fresque de la vie mondaine du XVIIIe siècle, une évidence s'impose. Des tenues assorties aux soins médicaux délirants, en passant par l'exploitation de leur image pour se donner bonne conscience, nous n'avons finalement rien inventé. Les spas pour chiens et les comptes Instagram dédiés aux chats ne sont que les héritiers technologiques des boudoirs de Louis XV. Le XVIIIe siècle a simplement ajouté un peu plus de poudre de riz, de rubans de soie et, disons-le, beaucoup plus de panache à notre folie des bêtes.







