Robert Rauschenberg, entre peinture et matérialité

Robert Rauschenberg a transformé l'art américain en abolissant les frontières entre peinture et sculpture. Ses Combine Paintings intègrent objets trouvés, photographies et matériaux du quotidien dans une démarche qui refuse la hiérarchie des médiums.

Robert Rauschenberg; Scanning, 1963.

Robert Rauschenberg incarne cette figure d'artiste qui a su faire le pont entre l'expressionnisme abstrait de l'après-guerre et l'émergence du Pop Art. Son travail, souvent qualifié de « néo-dada », brouille délibérément les frontières entre peinture et sculpture, entre art et vie quotidienne. À travers ses célèbres Combine Paintings, il a ouvert la voie à une nouvelle conception de l'œuvre d'art, où l'objet trouvé dialogue avec le geste pictural.

Du Texas au Black Mountain College

Né en 1925 à Port Arthur, au Texas, Milton Ernest Rauschenberg – qui adoptera plus tard le prénom Robert – ne semble pas destiné à devenir l'une des figures majeures de l'art américain du XXe siècle. Issu d'un milieu modeste, il découvre l'art presque par hasard après son service dans la marine pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est en utilisant les fonds du G.I. Bill, destiné aux vétérans, qu'il s'inscrit en 1947 au Kansas City Art Institute.

Robert Rauschenberg, vaporous fantasies
Robert Rauschenberg en 1950 pratique sur papier photo sensible les prémisses de collages qui donneront naissance aux Combine Painting.

Mais c'est véritablement au Black Mountain College, en Caroline du Nord, que se forge son identité artistique. Cette institution expérimentale, véritable laboratoire des avant-gardes, accueille alors certains des esprits les plus novateurs de l'époque. Rauschenberg y arrive en 1948 et y rencontre des personnalités qui marqueront profondément sa trajectoire : le compositeur John Cage, le chorégraphe Merce Cunningham, et surtout le peintre Josef Albers, qui dirige alors le département d'art.

L'enseignement rigoureux d'Albers, focalisé sur la théorie des couleurs et la discipline formelle, peut sembler paradoxal pour un artiste qui deviendra célèbre pour son incorporation d'objets hétéroclites. Pourtant, Rauschenberg reconnaîtra toujours l'importance de cette formation, même s'il la considérait parfois comme un repoussoir nécessaire. « Albers m'a appris l'opposé de ce que j'allais faire », dira-t-il plus tard. Cette tension productive entre rigueur formelle et liberté d'expression nourrira toute son œuvre.

Josef Albers. Variant Orange Wall.
Josef Albers. Variant Orange Wall.

Entre 1949 et 1952, Rauschenberg fait des allers-retours entre les États-Unis et l'Europe, étudiant brièvement à l'Académie Julian à Paris. C'est à New York qu'il s'installe définitivement en 1950, s'immergeant dans la scène artistique bouillonnante de downtown Manhattan.

Dada, Duchamp et l'héritage abstrait

L'œuvre de Rauschenberg s'inscrit dans une filiation directe avec l'esprit Dada et la figure tutélaire de Marcel Duchamp. Comme les dadaïstes des années 1920, il remet en question les notions traditionnelles d'art et de beauté, introduisant l'aléatoire, l'absurde et le quotidien dans ses créations. Mais là où Dada portait une charge subversive et nihiliste, Rauschenberg adopte une attitude plus ludique et affirmative.

L'influence de Duchamp est manifeste, notamment à travers le concept de ready-made. Cependant, Rauschenberg ne se contente pas d'exposer des objets manufacturés tels quels. Il les intègre, les transforme, les fait dialoguer avec la peinture. Ses Combine Paintings ne sont pas des ready-made purs, mais des hybrides où l'objet conserve son identité tout en devenant matériau pictural.

C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre l'une de ses œuvres les plus provocatrices : Erased de Kooning Drawing (1953). Rauschenberg demande à Willem de Kooning, figure majeure de l'expressionnisme abstrait, l'un de ses dessins, qu'il efface méticuleusement pendant des semaines. Ce geste, à la fois iconoclaste et révérencieux, symbolise son rapport ambivalent à l'expressionnisme abstrait. Il reconnaît la puissance de ce mouvement qui domine alors la scène artistique américaine – l'intensité gestuelle de Pollock, la palette chromatique de Rothko, la violence picturale de de Kooning – mais refuse de s'y enfermer.

Tobert Rauschenberg. Erased de Kooning Drawing. 1953.
Tobert Rauschenberg. Erased de Kooning Drawing. 1953.

Les White Paintings, créées en 1951, témoignent également de cette tension. Ces toiles monochromes blanches, peintes au rouleau, anticipent à la fois le minimalisme et l'art conceptuel. John Cage y verra une analogie avec son propre 4'33'', sa pièce silencieuse : comme le silence n'existe pas vraiment (on entend toujours les bruits ambiants), le blanc pur n'existe pas non plus – la lumière, les ombres, la poussière viennent constamment modifier la surface apparemment vierge.

Les Combine Paintings

C'est au milieu des années 1950 que Rauschenberg développe ce qui deviendra sa signature : les Combine Paintings. Le terme lui-même est révélateur : ni tout à fait peinture, ni tout à fait sculpture, ces œuvres « combinent » matériaux picturaux traditionnels et objets du quotidien.