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Marthe Bonnard, Marthe de Méligny, Marthe Solange, qui êtes vous ?

Marthe Bonnard, la femme et égérie de Pierre Bonnard, est souvent considérée comme un mystère. L'origine même de sa relation à son futur mari repose sur une invention

Marthe Bonnard, Marthe de Méligny, Marthe Solange, qui êtes vous ?

La Biographie impossible

En l'absence de documents suffisants, croisant notamment tous les points de vue, non pas seulement ceux des détracteurs, il est difficile d'établir un portrait objectif de Marthe Bonnard.
C'est d'ailleurs probablement ce qui rend la fascination exercée par cette relation de couple si puissante. C'est le récit d'une relation sentimentale fusionnelle entre un peintre talentueux et Marthe, une transfuge de classe, qui construit d'emblée la relation amoureuse sur une autofiction, plus qu'un simple mensonge.

En effet, à l'automne 1893 Marthe Bonnard rencontre Pierre. Celui-ci la croise dans une rue de Paris, la suit jusqu'à son lieu de travail, un atelier qui fabrique des fleurs artificielles. Il attend la fermeture et, bien que timide, peu coutumier de ce genre d'audace, aborde la jeune femme. Elle est coquette, au chapeau excentrique, de petite taille, d’allures adolescentes. Elle a une démarche sans poids, légèrement vacillante, ondulante. L'inconnue accepte de faire un bout de chemin avec cet homme qui lui paraît doux, distingué, impétueux à l'occasion.

Pierre se présente. Il est peintre, il a 26 ans, avoue avoir été frappé par son apparence. Il lui épargne le prétexte du modèle providentiel. Certainement flattée et intimidée bien qu'elle ne soit pas particulièrement farouche, Maria Boursin s'invente spontanément une nouvelle identité. Elle dit s'appeler Marthe, Marthe de Méligny, orpheline d'une famille d'aristocrates déchus et ruinés. Elle prétend également avoir 16 ans alors qu'elle est âgée de 24 ans.

Pierre Bonnard
Pierre Bonnard. Femme au parapluie. 1895.

Marthe de Méligny, cette nouvelle identité, était certainement pour Maria, Maria Boursin, un moyen de ne pas commencer une relation avec le poids de ses origines, ses séquelles culturelles, sociales. Peut-être y avait-il dans ses motivations une certaine "honte" de n'être qu'une enfant, la cinquième d'une fratrie de sept, d'un père menuisier, qui meurt à 45 ans, et d'une mère couturière vivant et travaillant à Sainy-Amand et Vesdun. La veuve et ses enfants quittent Boischaut pour Paris en 1891. Marthe travaille chez Trousselier. Elle rencontre Pierre deux ans plus tard.
Le mythe du couple replié sur lui-même commence de s'écrire.


Marthe Bonnard à travers Pierre

Puisqu'il est aventureux d'esquisser une biographie de Maria Boursin à Marthe Bonnard en passant par Marthe de Méligny, on peut s'aider de Pierre Bonnard. De ses photographies de Marthe, de la présence picturale de sa femme, son égérie et figure iconique dont il peupla une grande partie de ses toiles.

Marthe, indolente et farouche

Bonnard exécutait ses tableaux de mémoire ou d'après esquisses. Marthe détestait poser. Par ailleurs le peintre dans sa recherche reconstruisait pour mieux "rendre" le miroitement sensible de la lumière, des couleurs. Plus que des portraits il s'agit d'évocations. Des épiphanies du bonheur, de l'équilibre. Durant les deux conflits mondiaux Bonnard ne dévia pas pour autant de la sphère intime. Un journal pictural des impressions. Marthe habite toute l'œuvre de Bonnard. Elle reste donc, dans chacune de ses apparitions "picturales", la jeune femme qui l'a ébloui à tout jamais. Rappelons qu’à l'heure de leur première rencontre, Maria Boursin prétendait avoir 16 ans.


Marthe Bonnard, la lustrale

Pierre Bonnard
Pierre Bonnard

Marthe, de constitution fragile, était extrêmement soucieuse des soins du corps. On constate à travers la série des "tub" que Bonnard travaillait également depuis photo. Un héritage qu'il doit probablement à l'influence de Degas.

Marthe, dans son rapport assuré et dénué de pudibonderie à l'eau et la nudité, dévoile un trait de caractère qui nuance le tableau d'une femme névrotique dressé par certains des proches de son époux. C’est une hédoniste talentueuse, attentive au corps, ses besoins, ses pulsions. Elle possède une intelligence sensible et du sensible particulièrement développée.


L'obsession de Marthe pour les bains

A l’époque de Marthe, l’on prétendait que pour soigner l’asthme, dont elle souffrait violemment, il fallait mener une vie frugale, faire preuve d’une hygiène des plus attentives.

Marthe, probablement obsédée par la mort de trois de ses frères et soeurs, ainsi que le décès prématuré de son père, est angoissée par l’arrivée de la maladie. Parmi les incessants déplacements du couple en automobile (Pierre Bonnard aimait les voitures) du couple à Paris, en Normandie, dans le Sud, dans l’une ou l’autre de leurs maisons, ou chez des amis, il y eut de nombreux séjours dans des établissement thermaux.

Pierre Bonnard
Pierre Bonnard. Le bain. 1925.

En outre, le tableau ci-dessus; intitulé "Le Bain" de Marthe dans la baignoire, correspond à l’époque du suicide de Renée. Une jeune femme dans la vingtaine qui fut la maîtresse de Bonnard alors quinquagénaire. Il en fut passionnément amoureux. Il ne put néanmoins ni ne voulut quitter Marthe si inextricablement liée à son quotidien, à sa peinture, à sa jeunesse.
En outre, que deviendrait-elle sans lui ? Elle s’est entièrement vouée et consacrée à lui, elle ne possède rien. Ils ne sont pas même mariés. Pour remédier à cette situation, pour rassurer Marthe, la protéger comme il a toujours tenté de le faire, Pierre Bonnard lui propose le mariage. Ce sera chose faite en 1925.
Un mois plus tard Renée met fin à ses jours. Le couple ne surmontera jamais complètement cette épreuve.

Pierre Bonnard
Pierre Bonnard. Portrait de femme (Renée Monchaty), vers 1920.

Pierre Bonnard, trouble !

Pierre Bonnard
Pierre Bonnard

Marthe paraît repliée et mélancolique dans ces toiles de Pierre Bonnard qui représente sans fard le post-coïtum.
Une distance quelque peu angoissante existe dans ces tableaux qui datent des dernières années du 19° siècle, soit moins de 10 années après le premier éblouissement.
Les ombres sont menaçantes, les protagonistes sont séparés par un paravent, ou l'artiste surplombe le modèle. Ils sont à part l'un de l'autre. Le désordre des ébats donne davantage un sentiment de chaos inquiétant que celui d'une efflorescence dionysiaque.
Le doux Bonnard, "peintre du bonheur », se fait sombre dans ces trois œuvres plus "descriptives", voire narratives que la majorité du corpus.

  • "Femme assoupie sur un lit", dit aussi "L'indolente", 1899, Paris, Musée d'Orsay
  • "L'Homme et la Femme", 1900.

Marthe & Pierre Bonnard, Scènes de famille

Marthe et Pierre Bonnard

Ces images sont intéressantes car l'on peut apprécier la délicatesse de Marthe. Sa taille. Elle est petite. Elle doit lever la tête ou se percher sur un rebord de fenêtre, porter des talons hauts. Elle semble faire preuve d'une constante délicatesse dans ses gestes tout en étant naturelle et nonchalante, voire indolente.

Sur la dernière photographie (Marthe présentant une grappe de raisins à Bernadette, Le Pouldu, photographie de Maurice Denis), on peut deviner plus précisément les traits de son visage. Elle affiche un sourire d'enfant, les joues pleines, le nez mutin. Les cheveux défaits et au vent, en plein soleil, heureuse de voir l'enfant rire. Elle resplendit de vie.

Marthe ne serait donc pas si austère et revêche que ce qu'une partie de l'entourage de Pierre Bonnard a pu dire. Tout du moins jusqu'aux dernières années, mais Marthe était accablée par la maladie, un asthme sévère, qui empira avec le temps.

Bonnard montrera Marthe presque constamment de dos, penchée ou de trois quarts, très rarement de face, encore moins souriante. Pourtant par accident, dans cette dernière photographie, elle a été saisie dans toute son élégante spontanéité. Elle n'aimait probablement pas être photographiée, se fermant devant l'objectif, à quelques exceptions prêtes. C’en est une !


Marthe et Pierre Bonnard à la baignade
Marthe et Pierre Bonnard à la baignade

Ces photographies sont une séquence fascinante de la vie privée de Marthe Bonnard et Pierre.
Pierre photographie sa compagne, Marthe de Méligny. Ils ne sont pas encore mariés. Il ne sait presque rien d'elle. Pas même son véritable état civil. Une incuriosité surprenante. Il prend Marthe sans son histoire, au présent. Telle qu'en elle-même. Sensitive.

Marthe durant ces quelques prises de vue interagit avec Pierre. Elle prend la pose. Elle qui déteste cela. Elle l'interpelle. Elle est à l'aise avec son corps. Elle le caresse, l'inspecte. En joue. Elle n'est ni prude, ni complexée. Elle est dans son élément. L'eau, le soleil, les fragrances de l'été, la sensualité, les sensations. "L'intelligence sensible" des choses, des états, des émotions.

Pierre en œil avisé saisit ce qui lie Marthe à l'eau, l'orée du bois, la brise, la chaleur, l'herbe sèche sous les pieds. La lumière évidemment. Elle a une liberté qu'il n'a pas, une légèreté de danseuse qui le ravit.

Marthe est comme ces déités antiques qui apparaissent pour leurs seuls héros, dans un moment de suspension, un éclat unique, en pleine lumière. Le peintre Bonnard sait d'instinct tout cela. Il reproduira ces épiphanies dans nombre de ses toiles.

Puis Marthe s'empare de l'appareil. L'appareil est fixé sur un trépied. L'angle et la lumière sont identiques. Pierre se montre bien moins démonstratif. Il est empesé. Il se gratte le genou, regarde au loin. Il se fige dans une pose ou une attitude prosaïque. Il n'a pas le pied léger de Marthe.

Cette danse sensible qui l'obséda toute sa vie correspondait parfaitement à sa démarche artistique. Marthe était, dans les moments de bonheur, la manifestation vivante d'une appréhension purement sensible, perceptive du présent. Une forme d'immanence qui est au cœur du projet de Pierre Bonnard.


Marthe Bonnard, l'hommage du peintre

Des Marthe peintes par Pierre Bonnard on a inféré qu'elle était fermée, introvertie, renfrognée, voire acariâtre. Comme si ce qui avait été peint reflétait une situation de fait. La photographie elle-même est douteuse en matière d'objectivité, que dire alors de la composition picturale !

Comme Emmet Gowin (voir le lien ci-dessous) reconnait avoir brossé un portrait austère et hiératique de sa femme, Edith Moriss, alors qu'elle est au quotidien joyeuse, volubile et énergique. De même, les portraits de Marthe ne disent rien de Marthe. Comme l'idéalisation photographique d'Emmett Gowin, Bonnard exalte Marthe pour sa sensualité, sa beauté naturelle, ce qu'il considère être sa manière d'être au monde. Il en fait une révélation sensuelle qui serait close sur elle-même, toute à l'attention du flux des sensations.
Quant à Marthe, on est réduit à plus de conjectures que de témoignages fiables et croisés.

Marthe est avant tout une création du peintre Bonnard. S’il ne l'avait pas fait habiter tant de ses œuvres il n'y aurait probablement pas une telle aura autour du personnage.
C'est un hommage à Marthe sous la forme d'une injustice supplémentaire occultant, ce qu'elle-même a voulu fuir, Maria Boursin.


Musée Bonnard Le musée d'Orsay

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