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Anselm Kiefer au couvent de La Tourette


Anselm Kiefer revient 53 ans après au couvent de La Tourette pour y exposer une trentaine d’œuvres qui s'y inscrivent parfaitement entre béton et lumière

Anselm Kiefer au couvent de La Tourette 53 ans après

Dans le cadre de la Biennale d’Art Contemporain de Lyon Anselm Kiefer est invité par les frères dominicains à exposer au couvent de la Tourette, un des édifices les plus emblématiques de Le Corbusier.

Cette invitation n’est pas fortuite, en effet le frère Marc Chauveau avait remarqué, à l’occasion de sa visite de l’impressionnante rétrospective de Anselm Kiefer en 2015/2016 au Centre Pompidou (voir notre article), que l’artiste avait séjourné au couvent de la Tourette en 1966 à l’âge de 21 ans, quelques années après l’ouverture en 1959 du bâtiment. Le frère a donc saisi l’occasion pour inviter Anselm Kiefer à revenir pour y exposer une trentaine de pièces choisies spécifiquement pour l’espace du couvent.

En 1966, Le peintre allemand n’était précisément pas encore peintre mais étudiant en droit. Celui-ci décide donc de passer au terme de ses études de futur juriste quelques semaines en retraite, pour méditer mais aussi découvrir le travail de Le Corbusier. Il se rend tout d’abord à La chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp puis à la Tourette.

A l’issue de ce périple, Anselm Kiefer abandonnera la filière qu’il avait suivie pour devenir peintre. L’artiste ne donne pas davantage de précision sur l’éventuelle corrélation avec son séjour au couvent. Il faut néanmoins préciser qu’Anselm Kiefer ne se déclare pas croyant, bien qu’il ait été élevé dans une famille catholique, comprenant quelques prêtres, et qu’il a lui-même été garçon de cœur. Par ailleurs il connait très bien la bible, son goût pour la Kabbale, Paul Celan et la Thora, est également établi. En outre, né en 1945 à Donaueschingen en Forêt-Noire, il a toujours été habité par le spectacle de l’Allemagne en ruine, et l’héritage douloureux et complexe de la période nazi. Il y a donc de très nombreux points d’attaches avec ce lieu imaginé par Le Corbusier, en particulier la glorification du béton dont Anselm Kiefer dit avoir à cette occasion découvert la « spiritualité », mais aussi l’austérité agressive du bâtiment aux formes parfois très éloignées d’un strict fonctionnalisme. La cour intérieure du couvent est à cet égard étonnante tant les géométries semblent se bousculer. De même, évidemment les jeux de lumière et la promenade architecturale sont notoirement marquants à la Tourette. Toutes ces caractéristiques se retrouvent d’une façon ou d’une autre dans l’œuvre d’Anselm Kiefer où le béton, les ruines, le délabrement et le chaos sont omniprésents. L’atelier de Barjac avec ses tours de Babel chancelantes, les tunnels comme des ombilics et ses immenses serres offre de nombreuses pistes au jeu des similarités.

Anselm Kiefer et la promenade architecturale

L’exposition au couvent de la Tourette s’inscrit donc tout naturellement dans l’œuvre d’Anselm Kiefer en raison du lieu, du contexte spirituel et de la communauté culturelle.

Le parcours commence néanmoins par une pièce qui échappe pour partie à l’inspiration biblique, puisqu’il s’agit d’une « Danaé » (2019) allégorique, où le divin féconde par le biais du Livre, du savoir et de la culture, l’humanité, qui peut ainsi s’extraire de la sauvagerie originelle ou historique (le nazisme). Un tournesol jaillit du Livre parsemé de graines dorées qui le fécondent. Cette fleur d’espoir s’élève néanmoins d’une manière assez étrange, rigide, elle simule le plomb de l’alchimie ou plus terrifiant celui des chambres à gaz. Chez Anselm Kiefer la complexité est constante et convie les contradictions de l’histoire et de l’intelligence (voir nos articles).

Hormis cette parenthèse païenne le reste des pièces exposées se réfèrent toutes à l’Ecriture.

Dans l’église adjacente sont exposés d’autres tournesols (« Résurrection », 2019). L’église se caractérise par des dimensions verticales impressionnantes, un dépouillement presque total, à l’exception néanmoins des baies lumineuses, et des fameux canons à lumière de couleurs primaires qui essaiment la vie dans la nef principale et la crypte. Derrière l’autel, Anselm Kiefer a amoncelé des gravats de béton dont surgissent des tournesols comme autant de marcheurs accompagnant le lever du soleil, où Le Corbusier a ménagé dans le flanc sud une meurtrière qui dispense la lumière en elle-même, sans filtre de couleur. Cette multitude en marche a pour particularité de ne pas être isolée des visiteurs, ni des résidents, notamment au moment des offices. Le frère Marc souligne que lors des laudes et vêpres les fidèles se rassemblent autour de ces vestiges renaissants d’Anselm Kiefer. Dans l’esprit du frère Marc Chauveau, commissaire de l’exposition, cette exposition n’en est pas une. On visite (aller voir quelqu’un) bien plutôt un lieu avec ses habitants où un artiste a accepté de faire cohabiter son travail.

Dans le réfectoire qui s’ouvre largement sur le paysage environnant, que surplombe le couvent de La Tourette, Anselm Kiefer expose une grande toile qui hésite entre une marine et un paysage évoquant sa forêt noire natale. Les rythmes en déferlantes, flux et reflux de l’œuvre ont été probablement choisis en raison non seulement de la vallée qui fait face mais aussi pour répondre aux rythmes des claustras dessinées par Yanis Xenakis, dont les pans de verre ondulatoires étaient déjà en résonance avec l’environnement et les lectures données durant les repas. On décèle que le choix de l’artiste allemand a été fait avec beaucoup d’attention aux analogies, comme toute son œuvre qui est en grande partie métaphorique, à l’image de la littérature chrétienne du moyen Age qui voyait en toute chose une manifestation du Verbe, du Livre. C’est probablement la raison pour laquelle est apposée à cette toile, intitulée « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » (2010/2016), un gigantesque livre de plomb déplié qui réserve cependant ses mystères et laisse la question de Leibniz sans réponse, mais qui « commente » opportunément les activités du couvent.

Dans la salle du chapitre se trouvent 6 vitrines d’une série de 33 pièces intitulée « Dimanche des Rameaux ». C’est autant de petites cosmogonies au contenu très narratif qui illustrent des passages des Ecritures mais aussi des légendes germaniques ou celtes, se rapportant notamment aux rites de fertilité et relatifs aux moissons.

Dans les salles de cours du couvent de La Tourette qui était à l’origine dédié à la formation des jeunes dominicains se trouvent de nombreuses vitrines illustrant des passages bibliques tels que le combat de Jacob avec l’ange, la nuit de la saint Jean, une réinterprétation chrétienne de la pesée des âmes, la naissance de Moïse, l’origine du monde. Ces reliquaires, par le contenu signifiant comme le contenu matériel (un cœur, une omoplate, un œuf, etc.), sont étonnamment immédiats dans leurs significations. L’interprétation des textes de références ou du concept à l’origine de l’œuvre est inhabituellement littérale. Les vitrines exposées sont comme des embryons de projets futurs, des boites à idées destinées à la maturation d’œuvres à venir. Il en ressort une impression de simplicité et de presque « positivité » qui surprend inévitablement de la part d’Anselm Kiefer.

Cependant, dans une de ces autres salles de classe, on rejoint l’image habituelle de l’artiste avec une maquette composée des méandres démiurgiques qui prennent formes à Barjac. La maquette (« Jérusalem céleste », 2007/2019) se compose de tunnels supportés par des femmes sans tête, des déesses dont le chef est constitué de livres empilés. Le savoir et les femmes telluriques engendrent l’humanité. De même les tours instables où des cellules s’empilent se tiennent debout grâce à des chevrons formés de livres. Au sommet d’une de ces tours trône Le polyèdre de Dürer à la signification plurielle.

En écho aux femmes supportant l’édifice de la maquette on peut observer sur les terrasses de la cour intérieure trois autres femmes, des martyres, (Ave Maria, Virgo purissima, 2018 ; Sainte Apolline, 2018 ; Sainte Agathe, 2018), qu’Anselm Kiefer expose sans tête dans des robes nuptiales avec les accessoires de leurs sacrifices, l’immense pignon de l’église semble offrir aux saintes une « skene » antique.

Cette exposition modeste par le nombre de pièces offre un panorama étonnamment complet du travail d’Anselm Kiefer que, d’ailleurs, des « livres » d’esquisses préparatoires, exposés dans d’autres salles de cours complètent.

L’autre particularité de ce parcours c’est qu’il réside dans un lieu à l’identité puissante et encore habité, ce qui donne une toute autre tonalité aux pièces qui sont plus présentes qu’exposées.

Enfin, le caractère plus lisible qu’à l’habitude de certaines pièces d’Anselm Kiefer offre d’autres perspectives d’approche de son œuvre. C’est à voir absolument pour le bâtiment, les œuvres, celles-ci dans ce bâtiment-là.


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Anselm Kiefer à La Tourette

Couvent de La Tourette

24 septembre – 22 décembre


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© Anselm Kiefer. Courtesy couvent de La Tourette


Publié le: 23-10-2019

Par: Thierry Grizard

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