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Apolonia Sokol, peindre l'intime et la tribu


Apolonia Sokol est une jeune peintre qui forge tout son oeuvre sur le portrait et l'autoportrait où elle dresse la description intime de sa tribu

Article augmenté le 8 avril 2014

“I can’t tell the difference between my identity and my work” —Apolonia Sokol

La notoriété d’Apolonia Sokol, déjà grandissante depuis quelques années, n’a fait qu’augmenter depuis la diffusion du documentaire de Lea Glob, Apolonia Apolonia !

Apolonia, Apolonia. Lea Glob.

La réalisatrice danoise a suivi durant plus de treize années l’artiste française d’origine française et polonaise.

Tout débute de manière accidentelle.

Lea Glob doit réaliser un court métrage de fin d’étude. Elle choisit pour sujet son amie Apolonia approchée en tant qu’artiste peintre femme. La personnalité volcanique et profondément rebelle de celle qui a grandi à Château Rouge la fascine.

Née à Paris, Apolonia Sokol (Sokół, Faucon en polonais, un nom qui lui sied à merveille !) a passé une partie de son enfance au Lavoir Moderne Parisien, un haut lieu de la scène alternative où se croisaient marginaux et artistes de tout poil. Son indépendance et sa rébellion trouvent probablement leur origine dans ce lieu ancré au sein du quartier métissé de la Goutte-d’Or.

A l’âge de huit ans, la petite Apolonia développe un mélanome à la vessie. Une maladie rare qui la poursuivra durant de longues années où, ainsi qu’elle le confesse, son intimité de petite fille et adolescente fut sans cesse exposée, meurtrie.

Après la séparation de ses parents elle suivit sa mère au Danemark.

Entre marginalité, connivence avec les oubliés, les invisibilisés, découverte malheureuse de son être femme et déracinement, grandissant au milieu de fortes personnalités, sans distinction nette entre la sphère privée et publique, Apolonia Sokol a très rapidement appris à exister, à se singulariser. C’est ce que Lea Glob découvre avec empathie, connivence et émerveillement tout au long des treize années d’accompagnement.

Ce qui ne devait être qu’un pensum devient une longue enquête intimiste sur la peintre.

Cependant il ne s’agit pas d’un portait en majesté du “créateur” (employons le masculin à dessein), du démiurge qui trouve progressivement sa voie.

Cet aspect n’est évidemment pas absent du documentaire. S’agissant de Sokol il ne peut pas en être autrement. Peindre est au cœur de son mouvement.

Mais, ce qui retient l’intérêt de Lea Glob comme d’Apolonia Sokol pour le projet, c’est avant tout l’idée de brosser le “portrait” intimiste et sociologique, d’une femme — peintre — d’une créatrice, qui a pour matrice personnelle et politique sa situation en tant que femme dans un milieu profondément marqué par le patriarcat.

Apolonia Sokol. SABBATH.2019. Huile sur toile. 200 × 400 × 4 cm.

Plus généralement encore, il s’agit de rendre compte par touches pointillistes d’une femme qui bouscule constamment le principe selon lequel son identité psychologique, morale et physique serait déterminée par son sexe.

Toute la peinture de Sokol est comme un immense coup de pied tonitruant, parfois hilare, dans la fourmilière patriarcale.

Comme Annie Ernaux, Lea Glob et Apolonia Sokol partent du contingent, du particulier, de la sphère privée, de ce qu’elles connaissent le mieux, pour aboutir à ce qui façonne sociologiquement l’individu, une femme, les femmes.

Trois femmes en l’occurrence, Apolonia Sokol et sa véhémence ; Lea Glob et son empathie ; et la grande absente mais omniprésente activiste Oksana Shachko, cofondatrice de Femen, qui s’est donné la mort à Montrouge en 2018.

Apolonia lui rend de nombreux hommages dans sa peinture notamment dans la toile intitulée Sabbath. Oksana Shachko apparait blottie contre le chien, le sien, plus haut au centre en position d’être menottée, surmontant une femme faisant le pont décrit comme celui de l’hystérique (hysterikós/hystéra, la matrice, l’ utérus).

Le revers de ce documentaire est qu’il pourrait accréditer les propos de Jean-Michel Alberola, un des professeurs de Sokol aux Beaux-Arts de Paris, qui, dans une tirade pénétrée et emphatique, dit du travail de la peintre qu’il est surplombé et entièrement porté par la personnalité magnétique de Sokol.

C’est ne pas comprendre que l’extravagant charisme d’Apolonia Sokol est le foyer de son processus créatif. Celui-ci n’est pas seulement l’expression artistique d’une subjectivité, une idiosyncrasie d’artiste isolé en lui-même, mais une singularité prise dans un collectif, une communauté d’être au monde. Celle des femmes, des marginaux, ceux qui par choix ou contrainte échappent à la norme.

Il y a chez Sokol une parenté étonnante avec une autre rebelle animée par la révolte, la colère et l’empathie sororale, Nan Goldin.

L’une comme l’autre, exprime au travers de médiums apparentés aussi bien qu’antagonistes — la peinture est lente et composée, la photographie véloce et, dans le cas de Goldin, immédiate — un même désir de porter au jour, de témoigner d’un lieu de communauté et de forclusion.

© Apolonia Sokol

Pourtant l’une comme l’autre, bien qu’imprégnées de culture, et de « sous-cultures », ne sont pas engagées dans des projets clairs et définis. Elles témoignent avec beaucoup d’immédiateté à travers ce que le médium véhicule d’histoire et de références. Sokol le déclare explicitement « Mes travaux ne sont pas des projets » pour elle « l’art sauve », comme la photographie à sauver Nan Goldin en lui permettant d’entrer en contact avec l’autre.

Chez Apolonia Sokol cette dimension du travail partagé est prégnante. Les modèles de la peintre sont des proches et des amis. Elle n’hésite pas à faire participer son entourage à l’élaboration de ses toiles. Elle fait corps, aussi bien directement, que socialement et politiquement.

La nef des fous — une œuvre d’Apolonia Sokol — , celle des exclus, des autres qui ne rentrent pas dans le cadre, n’est autre que le lieu où la femme-artiste-peintre Sokol navigue.

© Apolonia Sokol

Apolonia Sokol est donc bien une peintre à fois cultivée et « naïve » aussi bien dans l’aspect formel que le rapport autobiographique à son travail.

« Naïveté » et réduction de la figure

La jeune artiste (née en 1988, elle vit et travaille à Paris) n’est pas une plasticienne qui utiliserait la peinture comme un medium ambivalent. Elle n’a aucun rapport ironique à la figuration, en ceci on ne peut la considérer comme tributaire du Pop Art.

Elle n’adopte pas davantage une posture critique en regard de la surface picturale, autrement dit une approche conceptuelle, distanciée et sceptique quant au moyen même de son expression.

Apolonia Sokol© Apolonia Sokol.

C’est pourquoi on peut considérer le travail d’Apolonia Sokol comme relevant d’une forme élaborée d’art dit « naïf », formulation évidemment paradoxale.

La similitude reste néanmoins relativement superficielle. Il faut, par ailleurs, impérativement souligner qu’Apolonia Sokol tient absolument à la narration, à ce que la toile « parle » bien d’individus réels charriant avec eux une histoire singulière et forte qui l’a personnellement émue.

Les modèles d’Apolonia Sokol ne sont pas des modèles mais des amis. Le tableau déroule donc plusieurs récits, celui de la rencontre affective, de l’histoire commune et celle du témoignage. C’est pourquoi ces portraits narratifs et donc « anecdotiques » sont aussi allégoriques, ils retracent, et une relation immédiate, et une histoire.

Or en peinture le seul moyen de donner le récit d’une histoire d’autant plus quand elle est chargée sociologiquement ou politiquement est de recourir à des symboles qui évoquent en signifiant.

La simplification des formes — qui rappelle parfois la facture de Bernard Buffet, Philippe Lejeune ou Modigliani et certains autres de l’Ecole de Paris — participe également de l’aspect symbolique.

Non seulement l’anatomie des modèles est épurée, sans modelé des détails, mais ils n’appartiennent à aucun lieu précis. Les arrières plans sont dans la majorité des cas des scènes abstraites où le récit pictural égrène des anecdotes signifiantes.

Si formellement et dans la relation à la narration le caractère « naïf » du travail d’Apolonia Sokol est indubitable, il n’en demeure pas moins, qu’il s’agit là d’une peinture « cultivée », consciente de son rapport à l’histoire de l’art et marquée par le syncrétisme décomplexé du postmodernisme.

Portraits tribaux en icônes

Portraits tribaux en icônes

Les portraits isolés ou de groupe d’Apolonia Sokol appartiennent bien à l’âge numérique.

Elle se rapproche sur ce point d’artistes comme :

Ils agissent comme des reprises d’un thème classique de la peinture que l’art moderne et les avant-gardes avaient en partie expulsés de leurs champs d’expression.

Les tableaux d’Apolonia Sokol sont comme le retour postmoderniste du refoulé sous la forme de portraits tribaux, de communauté, de cercles d’amis à l’ère des réseaux sociaux.

Ils sont d’autant plus iconiques que le portrait ne dépeint pas une psychologie, une présence, un charisme quelconque mais une figure particulière d’un récit plus large, qui peut aborder tout aussi bien les difficultés d’intégration, le racisme, la place de la femme dans tel ou tel milieu ou pays, la représentation du corps, le genre, etc.

L’absence de distance entre la vie privée de l’artiste et le contenu narratif des toiles souligne l’appartenance à l’ère numérique où le privé se représente tout en jouant de multiples paravents, ici l’épuration des détails, le hiératisme, l’anecdote icônifiée. D’ailleurs la peintre n’hésite pas se représenter dans ses toiles ou à se mettre en scène dans des photographies où elle mime la pose hiératique de ses figures.

Le tableau intitulé “Siham Benhamor” (2019) est emblématique de ce point de vue. Siham est l’amie d’enfance d’Apolonia Sokol. Elles ont vécu et grandi à Copenhague.

Apolonia Sokol

© Apolonia Sokol, Zahna Siham Benamor som Barbar, 2024

Siham, d’origine algérienne, a subi dans sa chair le repli droitier et identitaire du Danemark.

L’artiste la représente donc frontalement, dans une posture de figure princière. Sur son avant-bras droit est tatoué le mot « illégal », entre ses seins nus elle porte un pendentif d’Allah, le portrait de l’amie proche est donc à la fois particulier et « universel ».

Le visage et la sensualité du torse expriment la proximité du peintre avec son modèle, alors que la stature et les anecdotes réduites au minimum délivrent un sens (sinon un message) d’une portée plus générale.

Enfin, Apolonia Sokol ne travaille pas d’après nature mais selon des photographies de ses amis prises au smartphone. Il y a bien une intimité affective mais pas physique dans la figuration du modèle qui est de la sorte distanciée par la prise de vue.

Francis Bacon détestait également cette relation directe au modèle. Il s’agissait avant tout d’employer l’engagement personnel, intime pour traiter de « thèmes » plus abstraits tout en conservant la virulence du réel. La jeune artiste procède, dans une certaine mesure, de la même manière, la violence est cependant plus contenue.

On a plutôt affaire à une rébellion, un rejet des coercitions sociales et des représentations collectives.

Apolonia Sokol© Apolonia Sokol. “Siham Benhamor”, (2019).

Le grand récit historique de la peinture

Nombre des toiles d’Apolonia Sokol sont alimentées par l’histoire et participe de ce dialogue ininterrompu avec le passé que constitue l’histoire de la peinture. C

hez elle la référence à des peintre symbolistes ou présentant des caractéristiques relevant de l’allégorie vient tout naturellement dont le peintre suisse Ferdinand Hodler, qui pratiquait un art offrant formellement quelques similitudes avec sa jeune héritière.

C’est notamment le cas dans l’œuvre intitulée The Night” (2018) qui évoque les danses rituelles typiques des peintres symbolistes. Le tableau représente les frayeurs nocturnes, les éveils brutaux, les monstres qui se tapissent dans le sommeil et dans la nuit réelle ou allégorique.

Apolonia Sokol reprend littéralement le « sujet » et pour partie la composition de Ferdinand Hodler. L’artiste actualise et échantillonne le tableau de son prédécesseur, à la différence que l’allégorie n’est plus effective. Les cauchemars sont bien réels, l’angoisse est existentielle et sociologique, les mythes et grands récits se sont taris.

Il y a donc, chez Apolonia Sokol, de très nombreuses références plus ou moins explicites. On retrouve notamment du Balthus dans la toile Piéta (2016) ou Nout (2018) parmi d’autres, Caspar David Friedrich avec la pièce dénommée Ciao (2015) ou encore Elisabetta Sirani dans Portia (2017).

Finalement, la facture « naïve » du travail d’Apolonia Sokol relève davantage d’une schématisation que d’une immédiateté à s’exprimer picturalement. Néanmoins, il persiste dans la « narration figurale » d’Apolonia Sokol une part irréductible d’autobiographie. Cette énonciation déroule un récit inscrit dans une tribu, une communauté, un, cercle non pas d’initiés, mais d’intimes dont le tableau conserve la part de « naïveté ».

Apolonia Sokol © Apolonia Sokol



Publié le: 04-11-2019

Par: Thierry Grizard

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