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Le Greco au Grand Palais, transfigurations picturales !

Le Greco, la rétrospective au musée du Grand Palais fournit une occasion unique d'admirer les transfigurations de cet artiste peintre hors normes

Le Greco au Grand Palais, transfigurations picturales !

Rétrospective Le Greco au musée du Grand Palais

Δομήνικος Θεοτοκόπουλος (Ελ Γκρέκο), Domínikos Theotokópoulos.

Tombé dans l’oubli durant des siècles, le Greco fut l’un des plus singuliers, sinon le plus singulier des artistes de la Renaissance tardive, s’inscrivant dans une tendance maniériste aussi bien par l’originalité de sa mise en scène que par la facture de ses tableaux. Ce peintre que l’on voit « extravagant » pour son époque, un « génie discordant » redécouvert par Théophile Gauthier lors de son voyage en Espagne (1840), et ensuite par Maurice Barrès (1911), fascine toujours à travers son monde pictural, dès sa première présentation au musée du Prado (1902), et jusqu’à présent, comme en témoigne la dernière exposition organisée au Grand Palais (du 16 octobre 2019 au 10 février 2020).

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Le Gréco – entre Orient et Occident

Né à Candie (Héraklion) en 1541 – l’année du dévoilement à Rome du Jugement dernier de Michel-Ange –, Domínikos Theotokópoulos fréquentait dès son enfance des ateliers locaux spécialisés dans la peinture d’icônes. Âgé d’environ vingt-deux ans, son talent est alors confirmé par un document notarié en lui attribuant le titre de « maestro ». Si jeune étant devenu le maître peintre, il est fort probable qu’il avait commencé son apprentissage artistique vers l’âge de quatorze ans, sans qu’on puisse le confirmer, car, bien qu’elles soient soigneusement rassemblées, les sources historiques demeurent silencieuses à ce propos. C’est en s’inspirant de la peinture traditionnelle à la détrempe sur panneau de bois, et en s’appuyant sur l’archétype iconographique byzantin que Domínikos – connu plus tard comme le Greco – créa sa propre version de l’image de saint Luc peignant la Vierge à l’Enfant (1563-1566). Cette peinture de petites dimensions (41×33 cm), montre que l’artiste, aussi doué qu’il soit, ne suit pas ponctuellement la « maniera graeca », mais au contraire, il cherche à développer son propre vocabulaire stylistique en puisant dans des apports artistiques occidentaux. Ainsi, en s’éloignant des formes stéréotypées, du conventionnel byzantin, le contraste du coloris et la touche du pinceau portent un caractère vénitien, tandis que l’ange en partie dénudé, planant au-dessus du portraitiste, semble inciter le mouvement de ce dernier tourné vers son modèle. Il est intéressant que l’artiste ait repris ce thème en 1604, pour en faire d’abord son autoportrait en saint Luc (coll. Hispanic Society of America, New York), duquel relève ensuite un autre tableau similaire (c. 1605) avec saint Luc vêtu d’un habit vert vif, tracé d’une lumière dorée, et tenant un livre d’évangile ouvert sur la page avec une version moderne de l’icône de la Vierge à l’Enfant dite Hodighitria.

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Le Greco, Saint Luc peignant la Vierge à l’Enfant (1563-1566).

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Le Greco, Saint Luc, vers 1605, (détail).

Domínikos Theotokópoulos – peintre d’icônes en Crète – ne se lança dans une véritable aventure artistique qu’à partir de 1567 ; arrivé à Venise il est devenu disciple d’un grand maître de la couleur qui dominait alors la scène artistique – Titien, et se laissa influencé par d’autres artistes, comme Véronèse ou Tintoret. Or, c’est à l’exemple de ce dernier que le Greco recourt à des modèles en cire et en argile pour préparer ses mises en scènes, ce dont parle notamment un récit de Francisco Pacheco (1611). De cette période vénitienne provient, entre autres, un petit triptyque dit « de Modène » (1568-1569), figurant le Jugement dernier avec le couronnement du chevalier chrétien dans le panneau central, et le Baptême du Christ avec l’Adoration des bergers sur les panneaux latéraux ; le dos du triptyque représente une vue du mont Sinaï. L’observateur perspicace qu’il fut, mais aussi un artiste n’ayant pas eu peur d’expérimenter avec de nouveaux moyens d’expression picturale, la couleur revêt désormais dans ses tableaux une étonnante intensité visuelle. Venu à Rome en 1570, sans pouvoir vraiment séduire, artistiquement parlant, le cardinal Alessandro Farnèse, il lui fallait travailler sans protecteur. Inscrit à l’Académie de Saint-Luc, le Greco ouvre son atelier duquel sortent des peintures de dévotion, des portraits et des études de style. Dans ce contexte apparaît le tableau du Jeune garçon allumant une chandelle (1572), dans lequel l’artiste soulève un défi bien particulier de peindre la lumière dans un espace nocturne – un exercice renvoyant à la description d’une œuvre antique disparue mais connue des érudits italiens. Ainsi, sur un fond sombre (presque noir) apparaît le buste d’un garçon soufflant, dont le visage aux yeux baissés et les vêtements sont illuminés par la lueur d’un morceau de bois embrasé ; des éclats de lumière se répandent de la sorte sur une surface recouverte de légères touches dorées et blanches. Il en va de même pour un autre tableau créé plus tard – la Fable (1585), faisant aussi référence à la littérature antique.

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Le Greco, Allégorie de la Sainte Ligue, dit Le Songe de Philippe II, vers 1579.

Peut-être trop fier comme artiste, dont auraient témoigné par exemple ses annotations sur l’art et ses commentaires laissés dans une édition de Vasari, sans savoir se plier devant les exigences des commanditaires potentiels, sans vouloir vraiment suivre le langage pictural conventionnel, le Greco quitta Rome pour se rendre en Espagne en 1577, et s’installer définitivement à Tolède vers 1585, où il s’éteignit en 1614.

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Le Greco, Jeune garçon allumant une chandelle (1572).

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Le Greco, La Fable, (1585).

Le Greco prophète de la modernité

L’exposition du Grand Palais nous présente l’originalité créative du Greco passant de la Renaissance italienne au Siècle d’or espagnol à travers une disposition de plus de soixante-dix peintures, faisant à peu près un quart de ses œuvres connues dans le monde, avec quatre rares dessins sur les sept qui lui sont attribués et une unique sculpture ; l’ensemble étant présenté dans six espaces qui se suivent thématiquement.

Dès l’entrée, le tableau de la Véronique et de la Sainte Face (1584-1594) nous fait revenir brièvement sur la tradition des images religieuses ; étant longtemps l’objet de controverses dans les deux Églises grecque et latine, ce thème est devenu l’un des plus demandés par la piété de la Contre-Réforme. Mais, bien que l’archétype soit profondément enraciné dans l’histoire de la peinture, l’artiste cherche à lui donner un nouvel aspect pictural sans s’être pourtant totalement libéré de l’ancien modèle. L’expressivité de cette peinture relève de son traitement chromatique bien particulier car limité dans sa tonalité, sur un fond sombre et neutre l’accent n’est mis que sur la tête de la femme et ses mains, dans lesquelles elle tient un voile avec l’empreinte du visage du Christ (l’évocation iconographique d’un schéma byzantin répandu des environs du VIIIe siècle). De la sorte, nous rentrons dans l’espace qui nous laisse découvrir pas à pas le parcours extraordinaire de l’artiste à partir de sa Crète natale, par Venise et Rome, en nous menant enfin vers l’Espagne.

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Le Greco, Sainte Véronique, vers 1580.

Une toile gigantesque de l’Assomption de la Vierge (1577-1579), le prêt exceptionnel de l’Institut de l’art de Chicago, la première grande commande du Greco, qui n’a jamais quitté les États Unis après son acquisition en 1906, ouvre cet univers audacieux des couleurs et des formes d’un style personnalisé frappant le spectateur d’aujourd’hui par sa modernité. C’est pourquoi, en faisant l’abstraction du contenu iconographique, il nous faut tout d’abord nous concentrer sur l’individualité du message formel, lequel devance son époque d’environ trois siècles.

L’influence du Greco sur des peintres du XIXe siècle, comme Delacroix, ensuite Manet et Cézanne, son œuvre est par conséquent devenue une véritable source d’inspiration qui stimula les arts visuels du siècle suivant, en ne citant ici que Picasso, Modigliani ou Bacon. Cette similitude du langage artistique entre le Greco et Cézanne peut être donc considérée comme le point de départ pour la peinture contemporaine, où les deux peintres sont considérés comme initiateurs du courant cubiste et de expressionnisme. Il est de fait qu’en examinant attentivement une Sainte Marie-Madeleine pénitente (1576-1577) on ne peut pas vraiment s’empêcher de la juxtaposer avec l’expressivité des tableaux de Picasso de la période dite bleue. C’est aussi le cas de L’ouverture du cinquième sceau, dit aussi La vision de saint Jean (1610-1614), cette peinture laquelle ne resta indifférente ni à Cézanne, ni à Picasso et Chagall.

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Le Greco, Sainte Marie-Madeleine pénitente (1576-1577).

Ce vocabulaire spécifique défini par le Greco dans la distorsion des formes, l’exagération des volumes ou des mouvements, ainsi que dans la palette incandescente des couleurs, ne passa pas non plus inaperçue aux yeux de Beckmann, Macke ou Kokoschka. Et cette peinture tourmentée, par laquelle était fasciné le peintre mexicain José Clemente Orozco, ainsi que les Américains – Thomas Hart Benton et Jackson Pollock –, joua un rôle important dans l’expressionnisme figurative d’après la guerre, ce que confirme les travaux d’Alberto Giacometti, de Francis Bacon ou enfin ceux d’Antonio Saura rendant un hommage bien particulier au maître Greco.